2.2.2. Explications

 

Il n’y a pas de décrochage des bas revenus contrairement à une idée communément admise

Contrairement à une idée communément admise, la résurgence de forts niveaux d'inégalités dans les pays anglo-saxons a peu à voir avec un décrochage des bas revenus : dans l'ensemble des pays de l'OCDE, les premiers déciles ou quartiles de la distribution n'ont pas vu leur niveau décrocher significativement par rapport à la médiane ou au troisième quartile depuis 30 ans.

Dans de nombreux pays au contraire, les bas revenus ont plutôt vu leur situation relative s'améliorer. Aux États-Unis et dans certains pays anglo-saxons comme le Royaume-Uni, le niveau relatif du premier décile de revenu a certes baissé au cours des années 80, mais est resté très stable depuis. Il faut en outre souligner que la baisse connue dans les années 80 est intervenue après deux décennies de contraction particulièrement forte des inégalités salariales, ce que l'on a coutume d'appeler la «grande compression », due à la concordance historique de trois facteurs: une forte syndicalisation, un faible volume des échanges commerciaux internationaux, et une mobilité internationale des travailleurs faible. Il est d'ailleurs remarquable qu'en dépit du retournement de ces trois facteurs, les hiérarchies salariales n'aient pas été plus foncièrement affectées dans le bas de la distribution au cours des années 80.

 

L’accroissement des revenus du petit groupe en haut de la hiérarchie des revenus provient de l’explosion des très hauts salaires : les « working rich » ont remplacé les rentiers (en capital) du premier XX° siècle

L'essentiel de l'accroissement récent des inégalités se joue donc au niveau du haut de la distribution, dans l'explosion des hauts revenus connue par les pays anglo-saxons depuis le milieu des années 80. Cette explosion a de surcroît la particularité d'être essentiellement le fait d'une explosion des hauts salaires. Les salaires, qui représentaient moins de 20 % de la masse des très hauts revenus américains il y a vingt-cinq ans, représentent désormais près de 60 % de ceux-ci. Les «working rich » ont remplacé les rentiers du premier XX°siècle.

 

Source : T. Piketty et E. Saez, The evolution of top incomes, Working paper n° 11955, NBER, Cambridge, janvier 2006

 

Pour autant, et c'est également un enseignement important, l'émergence d'une classe de salariés à très forte rémunération n'a pas affecté significativement la mobilité au sein de la distribution des revenus. Les niveaux de mobilité sociale (entre père et fils) et de mobilité au cours d'une carrière salariale sont restés stables au cours des trente dernières années dans les pays de l'OCDE. Les pays scandinaves restent ainsi les champions de la mobilité et ce sont les pays anglo-saxons qui semblent d'ailleurs exhiber la mobilité sociale la plus faible, la France se situant dans une position relativement intermédiaire. Ceci permet de souligner que la mobilité est peu corrélée au niveau d'inégalité des revenus.

 

 

Comment expliquer ces évolutions fortement contrastées entre le haut et le reste de la distribution des revenus, et entre les pays anglo-saxons et le reste des pays développés? L'explosion des hauts revenus, essentiellement entraînée par la croissance des très hauts salaires, et la relative stabilité du bas de la distribution représentent en effet une conjonction de phénomènes qui met à mal la plupart des grilles de lecture conventionnelles concernant l'analyse des inégalités.

Comme ce sont véritablement les « working rich » qui tirent le niveau des inégalités dans les pays anglo-saxons, et c'est donc plutôt du côté des mécanismes de formation des revenus d'activité qu'il faut nous tourner.

 

           Les mécanismes de formation des revenus d'activité

 

  • La thèse du progrès technique biaisé

Le progrès technique génère de nouvelles tâches qui requièrent plus de travailleurs qualifiés que de non qualifiés, ce qui déforme la structure de la demande de travail, et donc, toutes choses égales par ailleurs, la structure des rémunérations en faveur des travailleurs qualifiés (c'est-à-dire le haut de la distribution des salaires). C'est le progrès technique biaisé en faveur des plus qualifiés.

Cette explication est insuffisante : elle ne peut expliquer pourquoi les pays anglo-saxons auraient-ils été les seuls, parmi les pays de l'OCDE, à subir le choc du progrès technique ? Et surtout, cela ne permet pas d'expliquer pourquoi le salaire relatif des qualifiés par rapport aux non qualifiés s'est stabilisé tandis que la part du dernier décile dans les revenus totaux a continué d'augmenter. Si cette part a augmenté, c'est que les rémunérations des salariés tout en haut de la distribution ont explosé, suivant une évolution propre, et indépendante du reste de la distribution des salaires.

 

  • La théorie de la « star-economy »

Pourquoi quelques individus tout en haut de la distribution des revenus d'activité verraient-ils leur rémunération exploser par rapport au reste de la population? À cette question, la littérature théorique propose aujourd'hui une réponse fondée largement sur l'idée de «star economy » (effet superstar). L'intuition sous-jacente est que dans chaque domaine de compétence, et si l'on suppose les talents fixés une fois pour toutes, le meilleur peut extraire une rente qui dépend de l'étendue du marché qu'il est capable de fournir.

C'est, en quelque sorte, le principe du « winner takes all» appliqué à un modèle de rémunération. De fait, le progrès technologique, ainsi que l'essor des échanges commerciaux, facilitent l'accès des « superstars» à des marchés plus étendus, élargissant la rente qu'ils sont susceptibles d'extraire. Par ailleurs, le nombre de domaines où le mécanisme de « superstar » peut jouer est beaucoup plus vaste que les seuls champs du sport ou du spectacle: les professions indépendantes (avocats, banquiers d'affaires, etc.) sont tout à fait susceptibles de voir leur rémunération se fonder sur un tel modèle. La théorie des superstars présente donc une grande simplicité et un attrait évident.

Toutefois, elle n'est pas encore entièrement convaincante sur un certain nombre de points.

Premièrement : pourquoi le mécanisme de superstars jouerait-il si fortement aux États-Unis et pas ailleurs ?

Second point: les professions à « superstars» ne représentent qu'une partie des revenus en haut de la distribution; qu'en est-il pour les autres, et en particulier pour les « top-managers », qui comptent pour une large fraction des hauts revenus ? Le mode de rémunération des grands patrons est en effet fixé par des règles assez largement différentes de celles des superstars.

 

  • Les nouveaux modes de formation des rémunérations

C'est du côté des nouveaux modes de rémunération que doit se porter l'attention pour comprendre l'explosion récente des salaires des « top-managers». En effet, le désir d'encadrer et de stimuler les performances des salariés s'est traduit par le développement d'instruments de rémunération incitatifs, et en particulier par la multiplication des éléments patrimoniaux (stocks-options, actions gratuites, etc.) dans la rémunération des managers.

 

Du capitalisme managérial à un capitalisme actonnarial  :panorama historique

 

Au Japon, la distribution de stocks-options était ainsi interdite jusqu'en 1997, sauf dans les petites start-up. En Allemagne, et aux Pays-Bas, les traditions de cogestion ont longtemps fortement encadré la détermination des rémunérations patronales.

Les institutions ont donc vraisemblablement leur rôle à jouer dans l'explication de l'évolution des inégalités en haut de la distribution: elles ont facilité l'émergence de nouveaux modes de rémunération ou au contraire exercé des contraintes empêchant les entreprises européennes ou japonaises d'offrir à leurs cadres dirigeants le paquet salarial à l'anglo-saxonne.