(toujours en rappel du cours de  2009 - 2010  lisible dans les archives sur le site)

 

b) En fait, il y a une envolée dans certains pays des très hauts revenus du travail

C’est l’envolée des très hauts revenus (les 0.01% des revenus du haut de l’échelle) qui est responsable. Cette modification à la marge ne paraît pas dans les indicateurs moyens précédemment présentés.

 

Il y a de plus un très fort hiatus entre pays anglo-saxons et pays non anglophones : alors que la concentration des revenus a retrouvé aux États-Unis ou au Canada des niveaux proches de ceux du début du XX° siècle, elle est demeurée relativement stable en France, en Allemagne ou au Japon. On a ainsi des niveaux de concentration de la distribution des revenus qui varient du simple au triple entre pays anglo-saxons et Europe continentale, alors qu'ils étaient encore tout à fait équivalents il y a à peine vingt ans. Ce hiatus constitue aujourd'hui le point focal des réflexions sur les inégalités au sein des pays de l'OCDE.

 

La France se situe dans le milieu du classement en Europe continentale. Mais sur la période récente, les très hauts revenus suivent une évolution à l’anglo-saxonne même si les proportions sont infiniment moindres.

Source : C. Landais, Top Incomes in France: booming inequalities? Paris School of Economics, June 2008

 

P0-P90 : les 90% des plus bas revenus

P90-P100 : les 10 % des plus hauts revenus

P95-P100 : les 5% des plus hauts revenus

P99-P100 : les 1% des plus hauts revenus

P99.9-P100 : les 0.1 % des plus hauts revenus

P99.99-P100 : les 0.01% des plus hauts revenus

 

2) Explications

a) Il n’y a pas de décrochage des bas revenus contrairement à une idée communément admise

Contrairement à une idée communément admise, la résurgence de forts niveaux d'inégalités dans les pays anglo-saxons a peu à voir avec un décrochage des bas revenus : dans l'ensemble des pays de l'OCDE, les premiers déciles ou quartiles de la distribution n'ont pas vu leur niveau décrocher significativement par rapport à la médiane ou au troisième quartile depuis 30 ans.

Dans de nombreux pays au contraire, les bas revenus ont plutôt vu leur situation relative s'améliorer. Aux États-Unis et dans certains pays anglo-saxons comme le Royaume-Uni, le niveau relatif du premier décile de revenu a certes baissé au cours des années 80, mais est resté très stable depuis. Il faut en outre souligner que la baisse connue dans les années 80 est intervenue après deux décennies de contraction particulièrement forte des inégalités salariales, ce que l'on a coutume d'appeler la «grande compression », due à la concordance historique de trois facteurs: une forte syndicalisation, un faible volume des échanges commerciaux internationaux, et une mobilité internationale des travailleurs faible. Il est d'ailleurs remarquable qu'en dépit du retournement de ces trois facteurs, les hiérarchies salariales n'aient pas été plus foncièrement affectées dans le bas de la distribution au cours des années 80.

 

b) L’accroissement des revenus du petit groupe en haut de la hiérarchie des revenus provient de l’explosion des très hauts salaires : les « working rich » ont remplacé les rentiers (en capital) du premier XX° siècle

L'essentiel de l'accroissement récent des inégalités se joue donc au niveau du haut de la distribution, dans l'explosion des hauts revenus connue par les pays anglo-saxons depuis le milieu des années 80. Cette explosion a de surcroît la particularité d'être essentiellement le fait d'une explosion des hauts salaires. Les salaires, qui représentaient moins de 20 % de la masse des très hauts revenus américains il y a vingt-cinq ans, représentent désormais près de 60 % de ceux-ci. Les «working rich » ont remplacé les rentiers du premier XX°siècle.

 

Comment expliquer ces évolutions fortement contrastées entre le haut et le reste de la distribution des revenus, et entre les pays anglo-saxons et le reste des pays développés?

L'explosion des hauts revenus, essentiellement entraînée par la croissance des très hauts salaires, et la relative stabilité du bas de la distribution représentent en effet une conjonction de phénomènes qui met à mal la plupart des grilles de lecture conventionnelles concernant l'analyse des inégalités.

Comme ce sont véritablement les « working rich » qui tirent le niveau des inégalités dans les pays anglo-saxons, et c'est donc plutôt du côté des mécanismes de formation des revenus d'activité qu'il faut nous tourner.

 

1/ Les mécanismes de formation des revenus d'activité

a/ La thèse du progrès technique biaisé

Le progrès technique génère de nouvelles tâches qui requièrent plus de travailleurs qualifiés que de non qualifiés, ce qui déforme la structure de la demande de travail, et donc, toutes choses égales par ailleurs, la structure des rémunérations en faveur des travailleurs qualifiés (c'est-à-dire le haut de la distribution des salaires). C'est le progrès technique biaisé en faveur des plus qualifiés.

Cette explication est insuffisante : elle ne peut expliquer pourquoi les pays anglo-saxons auraient-ils été les seuls, parmi les pays de l'OCDE, à subir le choc du progrès technique ? Et surtout, cela ne permet pas d'expliquer pourquoi le salaire relatif des qualifiés par rapport aux non qualifiés s'est stabilisé tandis que la part du dernier décile dans les revenus totaux a continué d'augmenter. Si cette part a augmenté, c'est que les rémunérations des salariés tout en haut de la distribution ont explosé, suivant une évolution propre, et indépendante du reste de la distribution des salaires.

 

b/ La théorie de la « star-economy »

Pourquoi quelques individus tout en haut de la distribution des revenus d'activité verraient-ils leur rémunération exploser par rapport au reste de la population?

À cette question, la littérature théorique propose aujourd'hui une réponse fondée largement sur l'idée de «star economy » (effet superstar). L'intuition sous-jacente est que dans chaque domaine de compétence, et si l'on suppose les talents fixés une fois pour toutes, le meilleur peut extraire une rente qui dépend de l'étendue du marché qu'il est capable de fournir.

C'est, en quelque sorte, le principe du « winner takes all» appliqué à un modèle de rémunération. De fait, le progrès technologique, ainsi que l'essor des échanges commerciaux, facilitent l'accès des « superstars» à des marchés plus étendus, élargissant la rente qu'ils sont susceptibles d'extraire. Par ailleurs, le nombre de domaines où le mécanisme de « superstar » peut jouer est beaucoup plus vaste que les seuls champs du sport ou du spectacle: les professions indépendantes (avocats, banquiers d'affaires, etc.) sont tout à fait susceptibles de voir leur rémunération se fonder sur un tel modèle. La théorie des superstars présente donc une grande simplicité et un attrait évident.

 

Toutefois, elle n'est pas encore entièrement convaincante sur un certain nombre de points.

Premièrement : pourquoi le mécanisme de superstars jouerait-il si fortement aux États-Unis et pas ailleurs ?

Second point: les professions à « superstars» ne représentent qu'une partie des revenus en haut de la distribution; qu'en est-il pour les autres, et en particulier pour les « top-managers », qui comptent pour une large fraction des hauts revenus ? Le mode de rémunération des grands patrons est en effet fixé par des règles assez largement différentes de celles des superstars.

 

c/ Les modes de formation des rémunérations

C'est du côté des nouveaux modes de rémunération que doit se porter l'attention pour comprendre l'explosion récente des salaires des « top-managers». En effet, le désir d'encadrer et de stimuler les performances des salariés s'est traduit par le développement d'instruments de rémunération incitatifs, et en particulier par la multiplication des éléments patrimoniaux (stocks-options, actions gratuites, parachutes dorés, etc.) dans la rémunération des managers.

Du capitalisme managérial à un capitalisme actionnarial

 

Au Japon, la distribution de stocks-options était ainsi interdite jusqu'en 1997, sauf dans les petites start-up. En Allemagne, et aux Pays-Bas, les traditions de cogestion ont longtemps fortement encadré la détermination des rémunérations patronales.

Les institutions ont donc vraisemblablement leur rôle à jouer dans l'explication de l'évolution des inégalités en haut de la distribution: elles ont facilité l'émergence de nouveaux modes de rémunération ou au contraire exercé des contraintes empêchant les entreprises européennes ou japonaises d'offrir à leurs cadres dirigeants le paquet salarial à l'anglo-saxonne.

 

2/ Le rôle de la fiscalité

Les institutions ne sont pas seules en cause. La fiscalité a également joué sur le recours des entreprises aux nouveaux paquets salariaux pour rémunérer leurs cadres dirigeants. Ceci pose plus généralement la question de l'impact de la fiscalité sur les inégalités de revenus primaires.

 

Aux Etats-Unis, au Canada, au Japon, mais également en France sur la période récente, il semble que les baisses importantes des taux marginaux de l'imposition des revenus aient concordé avec une augmentation rapide de la part des hauts revenus dans le revenu total.

 

Il est très important de distinguer les effets de court terme de ceux de long terme, et même de ceux de très long terme.

  • La plupart des études empiriques confirment en effet que dans le court terme, les hauts revenus sont relativement élastiques aux taux marginaux d'imposition. C'est-à-dire que lorsque les taux marginaux baissent, les revenus reportés à l'administration fiscale (et en particulier les hauts revenus) augmentent. Un entrepreneur peut ainsi choisir de se verser un salaire plus élevé plutôt que de payer l'impôt sur les bénéfices si le taux d'imposition des revenus baisse.

 

  • Dans le moyen terme, ces effets s'estompent rapidement, de sorte que la fiscalité ne peut prétendre expliquer à elle seule l'explosion des hauts revenus dans les pays anglo-saxons.

 

  • Pour autant, dans le très long terme, les effets de la fiscalité peuvent être relativement importants sur le niveau des inégalités: en effet, une fiscalité fortement redistributive, en réduisant le revenu disponible des ménages les plus aisés, réduit leur niveau d'épargne, et freine donc leur accumulation patrimoniale. C'est en particulier ce phénomène qui explique qu'après la forte compression des inégalités au cours du premier XX° siècle, les très hauts patrimoines ne se soient pas reconstitués rapidement: la forte stabilité des inégalités entre 1945 et les années 80 est donc en partie imputable à la fiscalité.

 

La forte baisse de l'imposition des revenus et des patrimoines dans la plupart des pays de l'OCDE, si elle ne peut être tenue totalement pour responsable de la croissance des très hauts revenus pour le moment, risque donc de n'être pas sans effet sur le niveau des inégalités dans le futur. Car les enfants des « working rich » d'aujourd'hui sont potentiellement les nouveaux rentiers de demain.

 

Attention !  Le cours du mardi 20 novembre 2012 est annulé pour cause de  locaux indisponibles à l'IUT.