Pour la première fois en France, la loi pose une définition du périmètre de l’Économie sociale et solidaire (ESS) grâce à la loi du 31 juillet 2014 relative à l’Économie sociale et solidaire.


"La notion d’entreprise de l’ESS regroupe ainsi les acteurs historiques de l’économie sociale, à savoir les associations, les mutuelles, les coopératives et les fondations, mais aussi de nouvelles formes d’entrepreneuriat social : les sociétés commerciales qui poursuivent un objectif d’utilité sociale tel que défini dans la loi, et qui font le choix de s’appliquer à elles-mêmes les principes de l’ESS."


1. L’économie sociale et solidaire : un objet nouveau héritier de traditions fortes


A. L’ESS , héritière de l’économie sociale du XIX° siècle

On attribue en général la paternité de la formule « économie sociale » à l'économiste Charles Dunoyer, qui publie en 1830 un Traité d’économie sociale, mais l'expression apparaît déjà en 1773 sous la plume de l'historien Louis-Gabriel Du Buat-Nancay ; auteur d'Éléments de la politique, ou Recherche des vrais principes de l’économie sociale. Ces contributions restent cependant très anecdotiques au regard de la construction du concept, et c'est surtout à partir de 1830, dans le sillage de la révolution industrielle, qu’on assiste au fourmillement d'idées et d'expériences porteuses des grands principes et règles que revendiquera ensuite l'économie sociale.


Ces initiatives s'inscrivent dans la lignée de pratiques très anciennes, apparues dès le Moyen Âge (guildes, confréries, compagnonnages, associations ouvrières, patronages). Leur motivation commune est de préserver les conditions de vie d'une part croissante de la population, menacées par le développement du capitalisme industriel.
Initialement mise en avant comme un concept rival de l'économie politique telle que Jean-Baptiste Say l'a popularisée au tout début du XIXe siècle (Traité d’économie politique, 1803 : Le livre est organisé en trois parties, reprenant le triptyque désormais classique en économie : production, distribution et consommation des richesses. Say y défend une politique individualiste de libéralisme économique dans la lignée de l'école classique française et qui préfigure la révolution marginaliste et l'école autrichienne d'économie).


L'économie sociale tend rapidement, sous l'influence des premiers socialistes et des réformistes sociaux, à incarner l'étude des solutions sociales contribuant à améliorer les conditions d'existence de la population.

Ce sont les débuts de la 1° révolution industrielle en GB et en France puis dans d’autres pays : factory system, intensification du travail, longues journées…
Un tour d’horizon des relations économiques et du travail en particulier : l’individualisation des relations du travail et de démantèlement des collectifs.


Abolition des Corporations : en France, tentative de Turgot sous Louis XVI puis Décret d’Allarde (mars 1791) et Loi Le Chapelier (juin 1791) : toute association est interdite. EN GB, les Combination acts de 1799-1800 interdisant aux travailleurs de se grouper (l’association en général n’est pas interdite) et en 1813 le Statute of artificers (apprentis) sont abolis. C’est un mouvement général de démantèlement des collectifs et d’individualisation des relations du travail qui se répand en Europe et installe un marché du travail libre.

 

 Une législation défavorable aux ouvriers des fabriques naissantes se met en place.

  • Livret ouvrier
  • En matière de contestation des salaires, la première rédaction du Code Civil de Bonaparte stipule qu’un tribunal doit croire un employeur sur sa seule parole alors qu’un salarié doit faire la preuve de ses allégations (Il faudra attendre 1868 pour obtenir l’égalité de traitement par le droit).
  • Le Code Pénal (1803 puis 1810) traite avec indulgence les coalitions patronales alors qu’il prévoit de lourdes peines pour les coalitions ouvrières.
  • Le travail est une marchandise comme une autre : le contrat de travail n’est qu’un simple contrat de louage de service. On lui applique l’organisation économique libérale.
  • Liberté complète du contenu : sous réserve d’une interdiction d’engagement à vie pour empêcher le retour du servage, il n’y a aucune disposition législative qui crée un cadre en matière de durée du travail, de rémunération, etc. Bref, le droit du travail est à l’époque inexistant.
  • Individualisme des rapports : c’est individuellement que l’employeur et le salarié négocient le contenu du contrat. Il n’y a aucune intervention d’organisation professionnelle (patronale ou salariale) ou publique. Les deux parties contractantes sont à égalité dans la négociation.


C’est un mouvement d’individualisation des relations du travail qui a lieu : contrat de 1 à 1. Pouvoir contracter librement entre égaux est un progrès. Mais, d’une part, l’égalité est formelle plus que réelle. Et aucune institution ne garantit le contrat : le droit, quasi inexistant, n’est pas protecteur et le lien social redevient féodal.***

Les collectifs de travail sont interdits et réprimés, surtout les collectifs ouvriers. Côté employeurs, c’est la tolérance (déjà dénoncée par A. Smith à la fin du XVIII° siècle), même si la G-B tolère les syndicats en 1825 (mais pas le droit de grève)

 

1) Dans ce contexte, on peut distinguer quatre écoles d’économie sociale à la suite de J. Claudio, conférence à l’université de Genève en 1890 (Présentation adaptée du texte publié dans L'Encyclopédie Universalis)

 

a) L’école collectiviste (ou école de l’égalité)

L'école collectiviste, également nommée école de l'égalité, est très largement inspirée par la pensée de Thomas More (Utopia, 1516 : propriété collective et absence d’échange marchand) et dérivée du socialisme associationniste qui vise à améliorer les conditions de travail et d'existence des travailleurs en faisant d'eux les copropriétaires de l'appareil productif. Les auteurs les plus importants de cette école, qui valorise la figure du travailleur ou du producteur, sont probablement ceux que Marx et Engels ont ensuite qualifiés de « socialistes utopiques » : (le marxisme n’est pas le courant socialiste le plus important à l ‘époque même si c’est celui qui a le plus traversé le temps) :.

  • Saint-Simon (fin XVIII, début XIX°) défend, en opposition au libéralisme, un modèle industriel ayant pour objet essentiel de procurer le plus possible de bien-être à la classe laborieuse et productrice.
  • Fourier (1808) élabore avec le phalanstère un milieu idéal dans lequel la répartition des biens s'opère selon le travail, le capital et le talent.
  • Inspiré par les idées de Fourier, C. Godin crée à Guise le familistère, palais social qui vise à procurer aux salariés des conditions de vie confortables dans un esprit communautaire et sur le principe de la participation des meilleurs ouvriers à la gouvernance et au capital de l’entreprise.
  • Quant à Buchez, il demeure connu comme un pionnier, dès 1834, de la coopération de travailleurs et comme un pourfendeur de la concurrence et de l'entrepreneur qu'il qualifie de « parasite ».

 

b) L’école de F. Le Play (ou école de la charité)

Plus que sur la volonté d'émancipation des travailleurs, la deuxième tradition s'appuie sur les valeurs liées à la charité chrétienne et, plus largement, au christianisme social, qui insistent sur l’obligation de solidarité des nantis envers les plus défavorisés, et préconise davantage le patronage que l'association ouvrière ou la communauté. Elle valorise la figure du patron éclairé dont l’autorité est légitimée par un comportement exemplaire. Les figures les plus importantes de cette tradition sont sûrement Frédéric Le Play, qui défend le patronage contre le libéralisme générateur à ses yeux d'inégalités sociales, et qui, surtout, introduit l'économie sociale à l'Exposition universelle de 1867 après avoir fondé une Société d'économie sociale, en 1856, et Friedrich Wilhelm Raiffeisen, qui crée en Allemagne l'Association pour le pain, destinée à lutter contre la famine, puis jette les bases du crédit mutuel en constituant une banque pour permettre à la classe paysanne d'échapper aux taux usuraires qui entraînent sa prolétarisation croissante.
Le christianisme social de la fin du XIX° siècle est une référence importante (cf. Encyclique Rerum novarum (1891) de Leon XIII  qui fonde la doctrine sociale de l’Église catholique : écrite face à la montée de la Question sociale, condamne « la misère et la pauvreté qui pèsent injustement sur la majeure partie de la classe ouvrière » tout autant que le « socialisme athée ». Elle dénonce également les excès du capitalisme et encourage de ce fait le syndicalisme chrétien et le christianisme social.
Cela fonde le paternalisme du patronat.


c) L’école de la liberté

La troisième école, à travers son inspiration libérale, valorise la figure de l’entrepreneur. Elle défend la liberté individuelle comme socle de la justice sociale et voit dans l'association des travailleurs « un moyen de rationaliser le système économique, d'augmenter la productivité et, en matière sociale, d'associer tous les travailleurs aux résultats de l'entreprise ». Le maître-mot de cette école est la valorisation de la charité, ou solidarité volontaire,par opposition à une charité légale ou forcée. C’est la longue question de la charité versus les droits sociaux.
Un de ses représentants les plus emblématiques est sans conteste Frédéric Bastiat, qui introduit en 1848 le concept « d'association progressive et volontaire » et se fait le défenseur des caisses de secours mutuel comme substitut à la mise en place de dispositifs publics obligatoires. C'est une toute autre déclinaison que donne Pierre Proudhon à cette notion de liberté en en faisant le socle de ce qu'il appelle le mutuellisme, « contrat social par excellence », où il tente de rassembler ces deux inconciliables que sont l’autorité et la liberté tout en réfutant à l'État une quelconque légitimité à incarner la première. Le mutuellisme de Proudhon est une forme d'organisation dans laquelle chacun apporte librement son travail et retire de l'échange sa juste part, supérieure à celle qu'il aurait eue en travaillant seul.

 

d) L’école nouvelle

L'école nouvelle, construite autour de l'oeuvre de Charles Gide, propose de substituer la coopération à la concurrence et le sociétariat au salariat. Elle donne naissance à ce qu'on a appelé « l'école de Nîmes », qui est à l’origine, en 1885, de la création de la première Fédération française des coopératives de consommation sur le modèle déjà esquissé en Angleterre : cette expérience est en général considérée comme la source du mouvement coopératif et, par extension, de la notion même d'économie sociale, car elle intègre l'ensemble des principes revendiqués plus tard par celle-ci : l'égalité et le contrôle démocratique (principe un homme, une voix), la liberté d'adhésion, la justice économique (répartition des bénéfices au prorata des activités de chaque membre), l'équité (rémunération limitée des apports en capital), la neutralité religieuse et politique, l'éducation des membres. Gide sera le principal théoricien de l'école de Nîmes, dont il diffusera très largement les idées dans des revues qu’il fonde ou dirige (L'Émancipation, la Revue d’économie politique, la Revue des études coopératives) et dans des ouvrages qui donnent lieu à de nombreuses rééditions et traductions. Il leur apportera surtout une légitimité universitaire en tant que professeur à la faculté de droit de Paris, puis titulaire d’une chaire de coopération au Collège de France.
Il promeut la solution coopératiste en l’opposant à la solution socialiste : il bâtit une théorie opposant la coopération au libéralisme intégral mais aussi au collectivisme
« Entre notre socialisme coopératif et le socialisme collectiviste, même le plus sympathique, il restera toujours cette différence essentielle que le premier est facultatif et volontaire tandis que le second est coercitif. »
Il est marqué par la tradition du christianisme social. Il cherche une voie dont la solidarité est le principe, la coopération et l'association en sont les moyens.
Par la suite, les vocabulaires de « troisième voie », de « tiers-secteur » en seront les héritiers plus ou moins directs.