c) La création de la TVA

La taxe sur la valeur ajoutée (TVA) instaurée par la loi du 10 avril 1954 (M. Lauré) réactualise l'idée très ancienne d'un impôt indirect sur la dépense. La nouvelle taxe se présente comme un impôt acquitté par les entreprises mais dont la charge est reportée sur les consommateurs. Elle frappe chaque entreprise intervenant dans le circuit de production en fonction de la valeur qu'elle ajoute au produit selon un système de paiements fractionnés.

  • À la différence des anciennes taxes cumulatives comme la taxe locale instaurée sous Vichy, elle fait dépendre le poids de l'impôt non plus de la longueur ou de la diversité des circuits de production et de distribution empruntés par les biens consommés, mais uniquement de la valeur atteinte par ces derniers au stade de la consommation finale.
  • Autre innovation destinée à encourager l'investissement : les taxes ayant grevé les achats d'équipement sont déductibles. L'instauration puis la généralisation de la TVA élargissent ainsi l'emprise de l'impôt à tout un ensemble d'opérations économiques affectant conjointement producteurs et consommateurs.

 

À sa création, la TVA se présente comme une taxe à la production et pas encore comme un impôt touchant la consommation : son application se limite à environ 300 000 industriels et grossistes, ce qui représente moins de 15 % des entreprises enregistrées auprès de l'administration fiscale. Mais, à partir du 1er janvier 1968, elle est généralisée à l'ensemble des commerces et aux prestations de service, puis aux exploitations agricoles. Cette généralisation multiplie par 7,8 le nombre d'assujettis et bouleverse le rapport à l'impôt du million de détaillants que compte la France à l'époque.

 

Le nouvel impôt ne tarde pas à être rebaptisé « Tout va augmenter » ou encore « Taxe de la vorace administration ». Jusqu'alors, les contacts des petits commerçants avec le fisc se limitaient à un entretien visant à établir – sur le mode du compromis – le forfait applicable pour les deux années à venir. Il en était de même pour les artisans et toutes les petites entreprises familiales qui exercent en marge du monde industriel. Désormais, lorsqu'un détaillant établit à un client une facture « TVA comprise », il devient débiteur du montant de la taxe envers le Trésor public. Tous les trimestres, il doit donc se rendre à la recette des Impôts pour déposer sa déclaration de TVA ; lorsque le montant de la taxe due sur les ventes est supérieur au crédit de TVA déductible, il s'acquitte de la somme correspondante. Attachés à l'indépendance qu'offre le fait d'être à son compte, tous vont devenir du jour au lendemain collecteurs d'impôt pour le compte de l'État. Pour prévenir tout mouvement de contestation, l'administration a pris soin d'associer à la réforme de la TVA toutes les organisations professionnelles concernées. Il n'en demeure pas moins que la TVA mécontente nombre de petits commerçants qui étaient auparavant soumis à la seule taxe locale au taux fixe de 2,7 % et qui doivent désormais appliquer neuf taux différents selon les types de produits.

 

Dans le contexte de la construction européenne, le système imaginé par Lauré ne tarde pas à se diffuser au-delà des frontières. En Allemagne et en Italie par exemple, le produit était taxé là où il était consommé, ce qui revenait à favoriser les exportations et pénaliser les importations. Pour éviter les phénomènes de distorsion de concurrence, la Communauté européenne préconise par une directive du 11 avril 1967 la généralisation de ce nouvel impôt : le Danemark l'adopte en 1967, l'Allemagne en 1968, les Pays-Bas en 1969, le Luxembourg en 1970, la Belgique en 1971, l'Irlande en 1972 et le Royaume-Uni et l'Italie en 1973. Dès lors, le principal souci des autorités communautaires devient celui de l'harmonisation des régimes, de façon à ce que les taux nationaux ne soient pas trop éloignés les uns des autres.

 

 

 

L'extension de l'impôt sur le revenu, l'augmentation du poids de la fiscalité locale et la généralisation de la TVA à l'ensemble des biens de consommation ont contribué à rendre très concrète l'emprise de l'État sur la vie quotidienne des individus. La figure du contribuable s'en trouve également transformée : dans l'esprit des agents des Impôts, le terme ne se limite plus à une minorité de ménages soumis à l'impôt sur le revenu mais s'étend à tous les individus susceptibles d'entrer en contact avec l'administration fiscale. Ce processus de « colonisation du monde vécu » [Habermas, 1981] par l'impôt ne va pas sans résistance, notamment parmi les travailleurs indépendants.