1. Fresque rapide d’Histoire de la pensée économique, grands courants et problématiques associées

 

L’objectif est d’avoir quelques repères.

 

A. Le monde pré-classique : aux origines…

 

1) De l’Antiquité au Moyen Âge : la condamnation morale des pratiques économiques

Les réflexions et les doctrines économiques antérieures à la naissance de l’économie politique ne donnent pas alors naissance à une discipline autonome, elles restent inséparables d’autres types de savoir.

 

a) L’Antiquité grecque : un contrôle des pratiques et des relations économiques

En Occident, on trouve les premières réflexions économiques, par exemple sur la valeur, le prix et la monnaie dans l’Antiquité grecque, par exemple chez Aristote (IV ° siècle avant notre ère). Mais la pensée économique qui n’a pas d’unité est produite par d’autres disciplines intellectuelles comme la philosophie politique ou la théologie.

 

Les questions économiques sont subordonnées à une interrogation plus large sur la possibilité de constituer un ordre social naturel susceptible de concilier harmonie sociale et libertés individuelles. Les philosophes grecs, la scolastique, les penseurs qui se succéderont à partir de la Renaissance chercheront à révéler cet ordre naturel sur lequel doit être construit l’ordre politique qui respecte des règles immuables et intangibles.

 

A ce titre, dans l’antiquité grecque, les pratiques économiques sont soumises à l’ordonnancement politique et donc contingentées voire condamnées : elles font appel à certains passions humaines jugées immorales. C’est le cas de la recherche de la richesse pour la richesse ou « chrématistique mercantile » chez Aristote qui s’oppose à « chrématistique naturelle » qui est une activité qui est tolérée parce qu’elle cherche juste à satisfaire les besoins de la famille. Tout ce qui s’écarte de cet objectif va à l’encontre de l’ordre naturel, ainsi en est-il de l’enrichissement monétaire et de la pratique du prêt à intérêt et de l'usure. La monnaie ne peut pas être recherchée pour elle-même et ne peut pas être la fin de l’échange commercial, elle trouve une justification car elle est le moyen de l’échange.

 

[Utilisation de l'Histoire de la pensée économique : le capitalisme, une chrématistique mercantile ? ]

 

On trouve déjà cette condamnation ou ce cantonnement des activités économiques chez Platon (la Cité idéale). La propriété privée est exclue de la Cité idéale et réservée aux commerçants et aux artisans qui sont en charge de la vie matérielle de la Cité.

 

b) La réflexion économique dans la pensée médiévale

 

1/ L’économique Thomiste

 Ce qui fut décisif dans la mise en forme des idées économiques qui eut lieu au treizième siècle, outre la connaissance de méthodes nouvelles d’organisation des activités économiques et commerciales apportées par les Croisés, fut la traduction en latin de tout ce qu’Aristote avait écrit à ce sujet, en particulier la traduction des Commentaires de l’Ethique par le philosophe de Cordoue Ibn-Rushd, appelé aussi Averroès. L’adaptation du raisonnement scolastique aux méthodes aristotélicienne de la connaissance fut principalement l’œuvre du théologien dominicain Thomas d’Aquin.

 

L’utilisation du raisonnement aristotélicien dans la théologie médiévale conduisit à une distinction nette entre la révélation et la raison comme étant les deux sources de la connaissance. Ainsi, il existait en dehors des problèmes strictement religieux, tout un ensemble de questions pouvant être traités sans recours à la métaphysique et avec une certaine souplesse. C’est dans cette catégorie que l’on rangea l’essentiel des problèmes économiques et sociaux. La réflexion économique médiévale était ainsi constituée d’un ensemble de concepts et de prescriptions, fondées sur la foi et la raison, destinés à guider le comportement du chrétien dans les domaines de la production, de la consommation, de la répartition et de l’échange des biens.

 

Ainsi, Thomas d’Aquin tira ses arguments en faveur de l’institution de la propriété privée de considérations d’efficacité

 

Il adhéra aussi à la doctrine du juste prix, jugeant que la vie commune des hommes fut impossible, en l’absence d’un échange réciproque de biens gouverné par la règle du juste prix, le gain injustifié du vendeur ne pouvant se réaliser qu’aux dépens de l’acheteur. Il remarquait néanmoins que le juste prix n’était pas déterminé avec une précision mathématique, de sorte que de légères variations observées n’étaient pas contraires aux principes d’égalité et de justice.

 

2/ Le « nominalisme »

Nicolas Oresme, évêque de Lisieux au XIVe siècle, mène une réflexion sur la nature de la monnaie et le processus de création monétaire. Il partage la conviction avec les thomistes que la monnaie est une commodité qui facilite les échanges et évite le troc. Mais il soutient l’idée que sa valeur dépend d’une convention entre les marchands qui se sont mis d’accord pour l’utiliser et donc que le Prince, qui est à l’origine de la création monétaire, doit se dispenser de toute manipulation monétaire.

 

2) Le Mercantilisme

 

a) Réforme, État-nation et grandes découvertes

À partir du XVIe siècle, l’histoire de l’Europe amorce un tournant provoqué notamment par la Réforme protestante, l’affirmation progressive des États-nations et les grandes découvertes, en particulier celle du Nouveau Monde. Ces changements favorisent le renouvellement de la pensée économique qui va porter les traits de la modernité et se débarrasser progressivement de considérations morales.

 

L’ordre féodal se désagrège et apparaissent de nouveaux pouvoirs centralisateurs qui s’imposent à une population et sur un territoire délimité par des frontières. La nation sera bientôt considérée comme l’unité de référence de l’activité économique et elle sera confondue avec la Prince qui y exerce un pouvoir absolu. L’ordre social est désormais un ordre politique.

 

La Réforme protestante est inséparable de l’affirmation des États-nations. En autorisant la prière et la lecture des Écritures dans sa propre langue, les protestants confortent les langues européennes et les nations qui se constituent autour d’une langue. Plus décisif, la Réforme contribue au mouvement de sécularisation qui démarre dans les sociétés européennes. La théologie délaisse les questions économiques et sociales pour se concentrer sur les questions éthiques et spirituelles, levant les interdits moraux qui pesaient jusqu’alors sur les activités économiques. La réussite dans les affaires, d’après Max Weber, peut même apparaître chez les calvinistes comme un signe d’ « élection ».

 

Enfin les grandes découvertes sont à l’origine d’une nouvelle conception de la richesse qui devient monétaire et qui trouve sa source dans les pratiques marchandes et financières qui se développent y compris au-delà des frontières. Les marchands, artisans de cette nouvelle prospérité réclament au Prince des privilèges et des interventions de nature économique. L’économie et la politique apparaissent indissociables, Antoine de Montchrestien (1615) en est le témoin : il écrit le premier traité d’économie politique.

b) La doctrine mercantiliste

Il n’y a pas à proprement parler d’école de pensée mercantiliste. Cette expression a été forgée par les auteurs classiques qui ont rangé dans cette catégorie tous les auteurs porteurs d’une doctrine à laquelle ils cherchaient à s’opposer. Sont regroupés sous ce vocable des négociants, des financiers ou encore des serviteurs du Prince qui transforment leurs préoccupations professionnelles en convictions ou revendications politiques ou mieux en un système d’idées plus ou moins élaboré.

 

1/ La richesse mesurée par la possession des métaux précieux

Les métaux précieux sont à la fois instrument des échanges et mesure des valeurs ; à ce titre la richesse est associée à l’abondance de l’or et de l’argent. Le raisonnement est valable, au niveau d’un individu comme à l’échelle d’un État. C’était déjà le cas avant la découverte du Nouveau Monde où la rareté de l’or et de l’argent avait conduit à leur disparition comme intermédiaire des échanges, devenant dès lors le signe le plus évident de la richesse. Au XVIe siècle, la première puissance mondiale, l’Espagne de Charles Quint, est celle qui fait la conquête du Nouveau Monde et en retire les richesses. Ainsi sont confondues la prospérité nationale ou celle du Prince et l’abondance des métaux précieux. Se développent alors des doctrines où la possession des métaux précieux devient une fin en soi (bullionisme), voire garantit l’accès au bonheur (chrysohédonisme).

 

2/ Les moyens de cet enrichissement

Ils peuvent apparaître différents d’un endroit à un autre de l’Europe. La richesse du souverain étant confondue avec celle d’un royaume, la frontière joue un rôle essentiel, ainsi que le commerce extérieur qui suscite des transferts de métaux précieux de part et d’autre de cette frontière. Un commerce extérieur excédentaire se traduit par des entrées nettes d’or et d’argent et vice-versa.

 

3/ L’intervention de l’État

La possibilité d’établir un commerce extérieur excédentaire repose sur l’intervention de la puissance publique qui doit promouvoir le protectionnisme douanier, freiner les importations, plus particulièrement les importations de produits manufacturés et de produits finis et encourager les exportations de ces mêmes produits et pas nécessairement celles des produits de base et de matières premières, par des mesures tarifaires (droits de douane), coercitives (interdictions).

 

Au-delà de ces mesures, les acteurs économiques réclament l’intervention de l’État et obtiennent de lui des réglementations leur procurant des privilèges et des monopoles, des normes de fabrication protégeant les activités nationales, et aussi des mesures fiscales susceptibles de favoriser le développement des industries. De même que l’État a un pouvoir régalien de création monétaire, il a toute la légitimité pour intervenir dans les affaires économiques, légitimité qui sera remise en cause au XVIIIe siècle avec les progrès de la pensée libérale.

 

3) Les Physiocrates

 

a) Les réactions au Colbertisme

Au début du XVIIIe siècle, il apparaissait clairement que les politiques commerciales et financières imaginées et conduites par Colbert et ses successeurs n’avaient pas assuré la prospérité générale et le bien-être des populations en France. On commençait en remettre en cause une politique vouée essentiellement au développement des exportations, qui négligeait l’agriculture, répandait la misère parmi les paysans et mettait en difficulté les finances du royaume.

 

L’un des auteurs les plus critiques ne fut autre que le Maréchal Vauban, qui dans son principal ouvrage économique, Projet d’une dîme royale (1707), proposa un programme de réforme fiscale consistant à mettre en place un impôt de 10% sur le revenu pour alléger la fiscalité existante qui accablait les populations paysannes.

 

Pierre le Pesant de Boisguillebert attira aussi l’attention des pouvoirs publics sur la perte de dynamisme des campagnes françaises et la misère des paysans. Il avait une conception de l’activité économique inspirée de la biologie, il comparait les différentes classes de la population aux organes du corps humain et mettait l’accent sur l’importance décisive de la production agricole, tout en refusant d’assimiler la richesse à la possession de l’or et de l’argent. Pour lui les sources de la richesse étaient la terre et le travail. Il s’intéressa au rôle de la consommation et donc au partage des richesses dans l’explication du niveau de l’activité de production. Il milita aussi pour une politique commerciale plus libérale et suggéra d’accorder la possibilité d’importer librement des céréales pour stabiliser leur prix.

 

b) Les progrès des idées libérales

La première partie du XVIIIe siècle vit se multiplier les critiques vis-à-vis des politiques colbertistes. Elles concernaient les droits de douane sur les importations, les monopoles accordés aux compagnies maritimes, les pratiques des guildes qui freinaient le développement des industries. L’opinion publique fut traversée par un mouvement en faveur de l’élimination des règlementations touchant le commerce et l’industrie. Un partisan déterminé de cette libéralisation fut Jacques Vincent de Gournay, à qui on attribue la maxime « laissez faire, laissez passer, le monde va de lui-même ». Il était convaincu que les intérêts individuels pouvaient coïncider avec l’intérêt général à condition que le commerce intérieur soit libéré de toute intervention gouvernementale, que la concurrence soit assurée dans les industries de transformation.

 

Cette idée que chacun concourt à l’intérêt général en poursuivant son propre intérêt à condition que les libertés économiques (propriété privée, libre circulation, liberté d’entreprendre et liberté du travail) soient garanties, qui est l’expression même du libéralisme économique, a été relayée par les physiocrates et par F. Quesnay.

Le travail de Quesnay était orienté par la préoccupation évidente de montrer les erreurs du colbertisme, qui avait négligé l’agriculture et soumis les paysans à une fiscalité insupportable. Il voulait démontrer que la seule source de la richesse se trouvait dans l’agriculture.

  • Il exprima la croyance en l’existence de lois « naturelles » et affirmait que les maux de la société survenaient dans les sociétés où les lois promulguées (l’ordre positif) n’étaient pas conformes aux règles prescrites par la nature (l’ordre naturel), et que ces règles imposaient leur évidence au raisonnement humain avec une grande précision exprimable mathématiquement en termes quantitatifs.
  • Il proposa un tableau économique proposait une description d’un processus destiné à expliquer comment les valeurs offertes par la nature et présentes dans les produits de la terre se répartissaient, au cours d’une période, entre les principales classes de la société.
  • Médecin à la cour de Louis XV, .son tableau économique est inspiré par la découverte de la circulation sanguine dans le corps humain et est tenu pour le premier circuit économique moderne.

[Certains ont voulu y voir l’origine de la comptabilité nationale, l'économie comme un circuit, INSEE ; d’autres y décèlent plutôt une esquisse de modèle macroéconomique.]

 

C’est la naissance du libéralisme économique, l’ordre social est englobé dans l’ordre économique qui exprime un ordre naturel, et le pouvoir politique doit se soumettre aux réalités économiques. La réflexion économique peut se constituer en discours autonome et apporter une réponse à la question de l’ordre social.

 

B. L’économie politique des Classiques

La période de formation et de domination de l'école Classique (fi XVIII° à mi-XIX° siècles) est marquée par un ensemble de profondes mutations économiques et sociales auquel fut par la suite donné le nom de Révolution industrielle. Parti d'Angleterre au XVIII° siècle, le phénomène gagne progressivement l'Europe continentale. La prépondérance économique britannique est écrasante au XIX° siècle.

 

Les idées politiques changent avec le développement des notions de droit naturel, de propriété privée et de liberté individuelle : une nouvelle philosophie politique s’élabore. Le terme de Lumières est utilisé pour caractériser le mouvement intellectuel, culturel et philosophique qui a dominé en Europe le XVIIIe siècle, un siècle qui portera le nom de siècle des Lumières. Les membres de ce mouvement ont donné naissance à la doctrine libérale. Le libéralisme économique exprime ici l’existence d’un ordre économique naturel, qui prévaut notamment sur la volonté politique.

 

Dans cette tradition, les auteurs Classiques cherchent à construire une véritable science de l'économie, sur le modèle des sciences de la nature alors en plein développement (physique avec Newton, chimie avec Lavoisier). Ils énoncent des "lois naturelles" gouvernant le fonctionnement de l'économie.

 

La pensée classique se constitue en critiquant les systèmes de pensée les précédant (le courant mercantiliste), même si certains de ces mouvements annoncent la perspective classique (les physiocrates).

 

Trois préoccupations sont au cœur du raisonnement des Classiques :

  • la première concerne la nature de la richesse (de la nation) et pose la question essentielle de la valeur,
  • la deuxième touche les sources de cette richesse et de son accroissement, et renvoie à l’interrogation décisive sur la possibilité d’organiser les sociétés sur la base de l’échange (le lien social),
  • la dernière intéresse la pérennité du mode d’accumulation des richesses.

1) Le travail source de richesse et de la valeur

a) La question de la valeur

Comme chez les physiocrates, la richesse est ici réelle et donc la monnaie n’est pas une richesse, mais une commodité. La monnaie est neutre. Elle facilite les échanges, elle est le moyen de circulation de la richesse réelle. Et elle ne change rien au fonctionnement de l’économie réelle. Une fois, la monnaie écartée de l’analyse, l’économiste cherche à savoir comment les partenaires à l’échange vont se mettre d’accord sur le rapport d’échange entre les différents biens, sur quelle base vont-ils fonder, dans l’échange, la valeur de ces biens. Le prix d’un produit représente ainsi l’accord des jugements individuels à un moment donné.

 

[Cette vision de la monnaie peut se comprendre dans une époque où la circulation monétaire est limitée : elle est plus contestable quant elle est reprise encore de nos jours par certaines analyses]

 

Le but de toute théorie de la valeur est alors de parvenir à construire une explication des prix.

 

Depuis l’Antiquité, la distinction est faite entre valeur d’usage et valeur d’échange. La valeur d’usage d’un produit désigne l’utilité que procure ce produit alors que la valeur d’échange correspond à la capacité d’un produit à pouvoir acheter d’autres produits.

  

Les classiques ont une approche objective de la valeur (d’échange) : le point commun entre tous les biens qui s’échangent est d’avoir été produits par le travail. La valeur d’échange d’un produit est donc proportionnelle à la quantité de travail nécessaire pour le produire. Ils expliquent la valeur par les conditions de la production ; la source de la valeur est à rechercher du côté de l’offre.

  

C’est D. Ricardo qui élabore la théorie de la valeur travail la plus complète et la plus rigoureuse dans son ouvrage Des Principes de l’économie politique et de l’impôt en 1817,  à la suite d'A. Smith (1776).

 

b) De la valeur travail à une théorie des prix

A la suite d’A. Smith, Ricardo distingue deux catégories de prix pour un bien reproductible :

  • le prix naturel lié à la quantité de travail incorporé dans la fabrication d’un produit
  • le prix courant fonction de la confrontation entre l’offre et de la demande sur le marché

Le prix courant tend à se rapprocher du prix naturel. Lorsque le prix courant s’élève sur le marché suite à une offre inférieure à la demande, l’offre est stimulée et s’accroît tendant à faire baisser le prix courant jusqu’au niveau du prix naturel. Et inversement si le prix courant s’abaisse en-dessous du prix naturel.

 

Ce processus est appelé gravitation : sous l’effet de déséquilibres incessants, les prix de marché (courants) ne coïncident que rarement avec le prix naturel et ils gravitent en permanence autour de celui-ci. Le prix courant reste proche du prix naturel : il subit son attraction (C'est une référence aux apports de de Newton sur la gravitation des corps un siècle auparavant).

 

Ces écarts entre prix courant et prix naturel (donc des sur ou sous profits) orientent les capitaux vers les activités qui bénéficient d’un taux de profit plus élevé que la moyenne pour les produits pour lesquels le prix courant est au-dessus du prix naturel. L’accroissement de l’offre dans une industrie fait baisser le prix courant vers le prix naturel et donc fait baisser le taux de profit (disparition des profits extraordinaires).

 

[On a là une tentative de construire une explication de la fluctuation des prix, encore asymétrique puisqu’elle privilégie quasi exclusivement les aspects d'offre et délaissant les aspects demande. Là encore le contexte de rareté de l'époque peut permettre de comprendre cette vision limitée]

 

Il existe donc à moyen terme une tendance à l’égalisation des taux de profit entre activités.

 

2) La division du travail source de l’accroissement de la richesse des nations

L'ouvrage majeur d'Adam Smith a pour objet la Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776). Dès les trois premiers chapitres, la réponse est donnée : c'est la division du travail.

 

Smith ne fut rien l'inventeur de la notion. On trouve le thème chez Platon et Aristote. L'originalité de Smith et d'en avoir fait le moteur d'un processus de croissance économique. Schumpeter dit à ce propos : « personne, ni avant ni après A. Smith n'avait jamais eu d'idée de mettre l'accent si fortement sur la division du travail. Avec A Smith, c'est pratiquement le seul facteur du progrès technique ». Et c’est l’échange qui rend possible la spécialisation de chacun dans une activité productive, qui est donc la cause prospérité et en dernier lieu de l’harmonie sociale.

 

a) La division du travail au cœur d’un processus de croissance

 

1/ La division du travail est la cause de la richesse des nations

La division du travail signifie la spécialisation de chacun dans une activité de production, lui permettant de ne se consacrer qu’à ce qu’il sait le mieux faire, améliorant encore son efficacité au travail en y consacrant tout son temps. On s'éloigne du modèle de autoconsommation (production pour soi-même) et de l'artisanat où une même personne réalise toutes les opérations de l'acte de production. Dans l’exemple fourni par A. Smith, la spécialisation des ouvriers dans la manufacture d’épingles provoque un accroissement de l’habileté des travailleurs, un gain de temps et un développement du machinisme (cet exemple est repris de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert. Smith connaissait les encyclopédistes, leur emprunte la description et en tire une morale économique.

 

« Un ouvrier tire le fil à la bobine, un autre le dresse, une troisième coupe la dressée, un quatrième la pointe, un cinquième est employé à émoudre le bout qui doit recevoir la tête. Cette tête est elle-même l'objet de deux ou trois opérations séparées : la frapper est une besogne particulière ; blanchir les épingles en est une autre; c'est même un métier distinct et séparé que de piquer les papiers et d'y bouter les épingles; enfin l'important travail de faire une épingle est divisé en dix-huit opérations distinctes (1) ou environ, lesquelles, dans certaines fabriques, sont remplies par autant de mains différentes, quoique dans d'autres le même ouvrier en remplisse deux ou trois. J'ai vu une petite manufacture de ce genre qui n'employait que dix ouvriers, et où par conséquent quelques-uns d'entre eux étaient chargés de deux ou trois opérations. Mais quoique la fabrique fût fort pauvre et, par cette raison, mal outillée. […] Ainsi ces dix ouvriers pouvaient se faire entre eux plus de quarante-huit milliers d'épingles dans une journée ; donc chaque ouvrier faisant une dixième partie de ce produit, peut être considéré comme faisant dans sa journée quatre mille huit cents épingles (2). Mais s'ils avaient tous travaillé à part et indépendamment les uns des autres, et s'ils n'avaient pas été façonnés à cette besogne particulière, chacun d'eux assurément n'eût pas fait vingt épingles, peut-être pas une seule, dans sa journée. »

 

A. Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776

 

(1) division technique du travail (2) division sociale du travail

(2) productivité physique quotidienne du travail

 

La DDT provoque gain de temps, habileté accrue, expertise de l’ouvrier ; la productivité augmente (4800 / 20 = 240) ; la production s’accroît (la richesse des nations…).

 

2/ La division du travail est une conséquence de l’échange

Pour Smith, l’origine de la division du travail se trouve dans le « penchant naturel des Hommes à l’échange ». Il l’explique par la recherche de l’intérêt individuel qui anime chacun et le pousse à échanger afin d’améliorer sa situation personnelle. Le marché est donc quelque chose de naturel ; les sociétés marchandes correspondent à la nature humaine.

 

Le développement des échanges pousse à la DDT : pour se procurer les produits fabriqués, il faut se spécialiser dans une production dégageant un surplus échangeable contre d’autres surplus échangeables.

 

3/ Un Grand marché est favorable à la croissance

Un Grand marché permet d’avoir l’assurance qu’en se spécialisant (et donc en renonçant à certaines productions), on pourra trouver les produits dont on a besoin et échanger le surplus de sa production contre d’autres surplus. Le Grand marché (sans obstacles douaniers, réglementaires et dans lequel les hommes et les produits peuvent se déplacer sans entrave) est le siège d’économies d’échelle : l’accroissement des quantités produites permet une baisse du coût moyen des produits et ainsi une baisse du prix de vente.

 

Ainsi, les gains de productivité globale (rendements d’échelle) se traduisent par une baisse du coût moyen (économies d’échelle) débouchant sur la baisse du prix de vente (ou un accroissement des marges).

 [Le Grand marché smithien et le grand marché européen (marché unique)]

 

  • L’aménagement des infrastructures est un levier important de la construction du marché empierrage des routes, canaux, cabotage à l'époque de Smith, [et toute infrastructure matérielle ou immatérielle pour intégrer l'espace par la suite]
  • A son époque, Smith met en avant les obstacles douaniers intérieurs comme principaux facteurs de morcellement du marché (et il les connait bien puisqu'il fut commissaire des douanes écossaises !) [grand marché et droits de douanes, intérieures comme extérieures]
  • Le rôle de l'éducation comme moyen de créer un espace plus vaste par la langue, et comme antidote à l'abrutissement provoqué au final selon lui par la division du travail (depuis 1680 la GB a fait sa révolution démocratique et il pense que l'on ne peut faire vivre une démocratie sans personnes ayant un minimum d'instruction) [Programmes Erasmus]

 

Ainsi, A.Smith imagine ainsi l’existence d’un processus de croissance cumulative, auto-entretenue et irréversible.

 

 

 

b) La régulation de la vie économique et plus largement de la vie en société

C'est ici non plus une question liée à la croissance sur long terme mais aux fluctuations à court terme.

 

1/ La main invisible, métaphore du marché autorégulé

Le marché est donc source de bien-être et de la richesse de la nation et il atteint cette fin de lui-même.

 

1. Poussé par le seul aiguillon de l'intérêt personnel, chacun cherche à satisfaire son intérêt personnel et ce faisant finit par satisfaire les autres alors que ce n’était pas le but en soi.

 

« Mais l'homme a presque continuellement besoin de ses semblables, et c'est en vain qu'il l’attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir, s'il s'adresse à leur intérêt personnel et s'il les persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu'il souhaite d’eux. C'est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quelconque. ; le sens de sa proposition est ceci : donnez-moi ce dont j'ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même, et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont nécessaires s’obtiennent de cette façon. Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à leurs intérêts ». La richesse des nations

 

2. Si chaque individu recherche son intérêt personnel, alors l'intérêt général pourra être atteint. Une main invisible assure la régulation de toutes ses microdécisions isolées et indépendantes.

 

« Chaque individu s’efforce continuellement de trouver l'emploi le plus avantageux pour tout capital dont il peut disposer. C'est son propre avantage, en vérité, et non celui de la société qu'il a en vue. Mais l'étude de son propre avantage l'amène naturellement, ou plutôt nécessairement à préférer l'emploi qui est le plus avantageux pour la société (…). Il recherche seulement son intérêt personnel, et il est en cela comme dans bien d'autres cas, amené par une main invisible à atteindre une fin qui n'entrait nullement dans ses intentions. Et ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus mal pour la société, que cette fin ne fasse pas partie de ses intentions. En poursuivant son propre intérêt, il agit souvent plus efficacement pour l'intérêt de la société que lorsqu'il cherche réellement à agir en faveur de ce dernier. Je n'ai rien vu de bon de la part de ceux qui prétendent faire des affaires pour le bien public. C'est une prétention, il est vrai, peu courante chez les marchands, et il suffirait de très peu de mots pour les en dissuader ».

 

 

3. C'est bien la régulation par la flexibilité des prix sur le marché concurrentiel qui est présentée à travers l'expression de « main invisible ».

 

« Supposons que les consommateurs demandent davantage de gants qu’il n’en est produit et moins de chaussures. En conséquence, le public se précipitera sur les stocks de gants alors que dans les chaussures les affaires marcheront mal ; le prix des gants aura donc tendance à augmenter, puisque les consommateurs essayent d'en acheter plus qu'il n'y en a de disponibles ; par contre, comme le public délaisse les boutiques de chaussures, le prix de celles-ci tend à baisser. Comme le prix des gants augmente, le profit dans la ganterie augmente également ; comme le prix des chaussures chute, les profits s'effondrent dans ce secteur. L'intérêt personnel vient à nouveau rétablir l'équilibre. Des travailleurs seront licenciés dans le secteur des chaussures où les usines réduisent leur production ; ils iront embaucher dans la ganterie où les affaires vont bien. Le résultat est évident : la production des gants augmentera et celle des chaussures baissera. C'est exactement le résultat voulu tout d'abord par la société. »

 

Dans une approche individualiste, l'agrégation des intérêts particuliers aboutit à un compromis appelé intérêt général.

Pour l'atteindre, ce n'est pas la main visible du Prince ou la main armée du plus fort : c'est la fluctuation à la hausse ou à la baisse du prix de marché concurrentiel qui assure la régulation de l'offre te de la demande de marché.

 

La demande fluctue peu, c'est l'offre à l'époque qui varie (Récoltes, production de biens) ; des crises agricoles on va de plus en plus vers de crises industrielles (crises de surproduction) jusqu'en 1929 et dans les années 1930 de manière récurrente. Elles provoquent l'effondrement des prix et une contraction de l'activité parfois très brutale et de grande ampleur (déflation).

 

Ce raisonnement de Smith est à l'origine des raisonnements en termes d'offre et de demande comparées sur un marché, du rôle des ajustements en prix.

Les auteurs néoclassiques à partir de la fin XIX° siècle feront jouer un rôle plus symétrique à l'offre et à la demande là où les Classiques ont une approche encore exclusivement en termes d'offre.

 

S'ils portent haut la confiance en le rôle autorégulateur des prix de marché concurrentiel et la méfiance envers l'intervention publique, A. Smith n'en est pas moins un des précurseurs de l'idée des services collectifs ! (cf. paragraphe suivant)

 

2/ Avec A. Smith, la vie en société est pensée à travers la notion de marché : l’État doit être minimal dans une société de marché

C’est en comprenant la société civile comme un marché que Smith bouleverse les idées contractualistes.

 

Les théories du contrat social (Hobbes, Locke) postulent que c’est la loi, expression de la volonté générale, qui est le principe contraignant du lien social, principe hiérarchique et inégalitaire. L’échange par contre a pour vertu particulière d’inscrire les Hommes dans une relation perçue comme égalitaire (« le penchant naturel des Hommes à l’échange » A. Smith). La recherche de l’intérêt particulier des Hommes dans l’échange aboutit alors pour certains à une harmonie naturelle.

 

* Le marché institue et régule le lien social : la société civile est une société de marché pour A. Smith.

 

Pour A. Smith, la société civile comme société de marché laissée à elle-même réalise entre les individus, grâce à l’échange et au commerce, l’harmonie naturelle des intérêts et atteint, par le système de prix, une situation d’équilibre général.

 

La société de marché est une société sans centre, où la distinction entre l’individu et la société est abolie. Smith apporte une alternative économique à la solution du Contrat social de Rousseau dans l’autonomie de chacun dans la dépendance de tous. Le concept de marché permet une représentation économique de la société ; il réalise la philosophie et la politique aux yeux de Smith : le marché (économique) se substitue au contrat (politique).

 

La conséquence de tout ceci est qu’on débouche sur un refus global du politique. Ce ne sont plus politique, droits et conflits qui gouvernent la société mais le marché, mécanisme autorégulateur. Le lien social entre les individus est fondé sur l’utilité et l’égalité et non plus sur l’existence d’une totalité préexistante. Le lieu central du pouvoir est appelé à rester vide par le refus de tous les commandements personnels et de tous les monopoles qui restaurent entre les Hommes les rapports d’obligation.

 

(+ compléments sur la notion de lien social dans les sciences sociales : de nature politique (les contractualistes), de nature économique (A. Smith), de nature morale (E. Durkheim, sociologue français fin XIX° - début XX°)

* Le rôle de l’État s’en déduit : une action minimale au service du mécanisme du marché

 

Un rôle minimal mais non négligeable : la construction et la préservation de la société de marché

 

L’État libéral ne doit pas être inactif mais bien au contraire actif pour construire et préserver la société de marché. Pour A. Smith, le souverain à trois devoirs à remplir.

  • Les fonctions régaliennes
  • Il doit défendre la société de tout acte de violence ou d’invasion de la part des autres sociétés indépendantes (Fonction n°1).
  • Il doit protéger autant qu’il est possible chaque membre de la société contre l’injustice ou l’oppression de tout autre membre de la société par le moyen d’une administration exacte de la justice (Fonction n°2). A ces yeux, l’État de droit est prioritaire : il permet de faire respecter le droit de propriété même s’il convient que cela a pour effet de renforcer l’inégalité devant la distribution des revenus.
  • La création et l’entretien de certaines infrastructures (Fonction n°3) . Il doit ériger et entretenir certains ouvrages publics et institutions dont l’intérêt privé ne s’occuperait jamais dans la mesure où ils ne permettraient pas un profit suffisant. C’est ici que se manifeste l’activité d’un gouvernement libéral. Son action doit se développer dans deux domaines principaux :
  • Construire des ouvrages (routes, ponts, ports, etc.) qui facilitent le commerce
  • Éduquer la jeunesse et la foule du peuple, notamment pour lutter contre « le poison de l’enthousiasme et de la superstition ».

L’État minimal libéral n’est donc pas celui du laisser-faire ordinaire : il construit et préserve le marché.

 

L’État est cependant perçu comme un organe parasitaire dont il faut limiter l’importance, surtout dans ses aspirations régulatrices.

 

3) La pérennité du processus d’accumulation des richesses

 

a) L’impossibilité des crises de surproduction : la loi des débouchés

Énoncé : selon Jean-Baptiste Say (1830), la valeur de la production de biens et services se transforme en un revenu qui est intégralement dépensé pour l'achat de ces biens et de ces services.

 

En conséquence, la demande globale est nécessairement égale à l'offre globale : l'offre crée sa propre demande, ses propres débouchés : "c'est la production qui ouvre des débouchés aux produits".

 

Selon Say, les individus n'offrent des biens et des services (de consommation mais aussi de production, travail et capital) qu'en vue d'acquérir le pouvoir d'achat nécessaire à l'acquisition d'autres biens et d'autres services présents ou à venir (placements) : les produits s'échangent contre les produits.

 

On a avec Say une ligne de fracture pour les années à venir en sciences économiques : les auteurs dans sa ligne , les auteurs en rupture

 

 

b) L’épargne, source de l’accumulation, de l’investissement et de la croissance

L’épargne représente une consommation future, un renoncement à la consommation présente.

 

Tout accroissement de l’épargne des individus, accumulation préalable de capital, autorise le développement de l’investissement et la croissance économique.

 

L'investissement est lui-même une dépense, c'est-à-dire un débouché sous forme de biens d’équipement achetés.

 

  • L'épargne est placée : les intérêts reçus accroîtront leur pouvoir d'achat futur c'est-à-dire leur capacité de dépense en biens et services à venir. L'épargne est donc, en termes réels, une consommation future de produits.
  • L’épargne représente une capacité de financement. Elle est mise à la disposition des investisseurs. L’épargne est un préalable à l’investissement.

 

Le taux d’intérêt réel est la variable qui permet le partage entre consommation et épargne, entre consommation et investissement (toujours réels).

 

Épargne et investissement s’ajustent sur le marché du capital via des mouvements de taux d’intérêt réel flexible Ainsi, l'offre crée sa propre demande et les crises de surproduction sont impossibles grâce à l'autorégulation du marché (régulation concurrentielle).

 

Ce n’est pas l’absence de débouchés, mais plutôt la faiblesse de l’épargne et par extension de l’investissement, qui menace le processus de croissance.

 

Remarque : cette vision valorisant l'épargne sera critiquée par Malthus pour qui un excès d'épargne peut être nuisible à la consommation immédiate. La crise devient alors possible par insuffisance de la demande. Il insistera sur le rôle de la demande comme aiguillon de l'accumulation, ce qui tranche avec la logique d'offre des autres Classiques. Plus d'un siècle après, Keynes approfondira cette idée à travers la notion de demande effective, en rendant hommage à Malthus, seul Classique digne d'intérêt à ses yeux.

 

Remarques sur la relation entre épargne et investissement selon les classiques comparativement à leurs contradicteurs et illustration en termes de politique économique de cette différence de vision.

Stimuler l'épargne stimule-t-il l'investissement ? Ou vaut-il mieux agir plus directement sur l'investissement ?

 

Les schémas de pensée influent sur les actions concrètes...

 

c) La dynamique de croissance : la marche vers l’état stationnaire

Après le schéma de croissance de Smith en termes de rendements d’échelle croissants conduisant à une croissance cumulative, auto-entretenue et irréversible, le schéma ricardien présente une vision plus pessimiste de la croissance : une croissance zéro à très long terme.

 

 1/ Le processus

« Si la croissance n'est pas menacée par le risque d’un engorgement général des marchés, elle ne s'en achemine pas moins vers un terme inéluctable, qui est l'état stationnaire.

 

Pour les Classiques, le profit, à la fois source de financement et motif de l'accumulation du capital, est le véritable moteur de la croissance. Or, le taux de profit naturel est voué, selon eux, à baisser à long terme.

 

Au cours du processus d'accumulation du capital, la population a tendance à augmenter. Celle-ci, en effet, « se régule, en fonction des fonds qui permettent de l'employer, et par conséquent augmente ou diminue toujours avec l'augmentation ou la diminution du capital ». Cette affirmation, qui revient à faire de la croissance démographique un pur et simple produit de la croissance économique, s'appuie directement sur le Principe de population de Malthus et sur l'analyse du salaire naturel qui lui correspond.

 

L'accroissement de la population se traduit à son tour par un accroissement de la demande de subsistances, qui entraîne une augmentation des surfaces cultivées. Sont alors mises en culture des terres de moins en moins fertiles, de moins en moins bien localisées, d'où une augmentation du coût de production-transport des subsistances provenant des terres « marginales ». Il en résulte une élévation du prix naturel des subsistances qui se répercute sur le salaire naturel.

 

 La hausse du salaire naturel diminue quant à elle la part de la valeur restant disponible pour la rémunération du capital, d'où la tendance à la baisse du taux moyen des profits (il convient de remarquer que si le salaire s'élève, son pouvoir d'achat reste inchangé, la hausse du salaire compensant simplement celle du prix des subsistances).

 

La baisse du taux de profit, conséquence du processus d'accumulation du capital, doit à partir d'un certain seuil bloquer ce processus, et faire entrer l'économie dans l'état stationnaire. Ce seuil n'est pas défini avec précision : Ricardo, comme Smith, parle d'un taux de profit « très bas » et envisage la perspective d’un ralentissement progressif de la croissance jusqu’au moment où ce taux est atteint.

 

L'arrêt de l'accumulation signifie non seulement l'arrêt de la croissance économique, mais encore celui de la croissance démographique puisque le mouvement de la population est commandé à long terme par la variation du capital avancé dans la production. L'état stationnaire des Classiques est donc bien une situation de croissance-zéro pour l'ensemble de la société, une sorte d'équilibre écologique stable dans lequel les différentes variables économiques et sociales (production, consommation, revenus, population...) se reproduisent à l'identique de période en période. »

 

J. Boncoeur et H. Thouément, Histoire des idées économiques, Tome 1, Collection Circa, Nathan, 1989.

 

2/ Remarques

1- Le phénomène des rendements décroissants de l’agriculture peut toutefois être contrecarré par le progrès technique. Ricardo évoque l'amélioration des engrais et les modifications du cycle cultural dues à l'introduction de plantes fourragères, mais il s'agit à ses yeux de simples rémissions dans le développement d'un processus dont l'issue ne fait aucun doute.

 

2- De même l'hypothèse selon laquelle la population croît inexorablement au rythme de l'accumulation du capital n'est-elle pas remise en question par Ricardo. Or, nous savons aujourd'hui que, si le Principe de population de Malthus peut à certains égards être considéré comme un bon schéma explicatif pour la période qui précède la révolution industrielle, il n'en va plus de même par la suite : au XIX° siècle, les pays européens connaissent une véritable révolution démographique caractérisée par une baisse forte et durable de la mortalité et de la natalité (le mouvement est amorcé dès le XVIII° siècle en France). Ce phénomène (transition démographique) a eu pour conséquence de déconnecter la croissance démographique de la croissance économique et de rendre possible un accroissement durable des salaires réels, qui a lui-même stimulé, une fois les besoins alimentaires de base satisfaits, la croissance de la demande de produits manufacturés (et plus tard de services) beaucoup plus que la croissance de produits agricoles.

 

3- Ricardo milita pour l'abolition des Corn Laws (1846). Grâce à la libre importation de grain sur le territoire britannique, il attendait la baisse du prix des céréales donc des salaires naturels définis en rapport. Un accroissement des profits en conséquence permettrait selon lui de dynamiser l'accumulation et de repousser la situation d'état stationnaire. Cette abolition sera le triomphe des entrepreneurs sur les rentiers.

 

 

[La question actuelle sur la stagnation séculaire vs croissance et 3°RI vs décroissance]

 

[Croissance et répartition : indépendantes ou liées ? Le retour de la question]

 

 

C. Les socialismes

Les socialismes se présentent comme une critique du mode de production capitaliste et comme un projet de réorganisation de la société. Cette représentation a pris la forme de projets utopiques fondés sur une critique humaniste du capitalisme industriel du XIXe siècle, elle s’est développée aussi dans la critique radicale opérée par le socialisme scientifique de K. Marx.

 

Les critiques de l’ordre économique n’émanent pas exclusivement du courant socialiste. Mais les socialismes développent fortement cette angle de vue.

 

 

 1) Les socialismes « utopiques »

Ces utopies se développent dans une période où le factory system supplante le domestic system, entrainant une concentration du capital ; où apparaissent les premières grandes crises spécifiquement capitalistes associant crises industrielles et financières, ralentissement de la croissance et chômage de masse ; et où émergent la « question sociale » (la question du partage de la richesse) ainsi que le mouvement ouvrier.

 

[Domestic system / Factory sytem : la notion d'entreprise dans l'histoire]

 

a) Saint-Simon (1760-1825)

Il est présenté comme le premier socialiste de l’ère industrielle. Il est connu pour ses écrits et pour le mouvement qu’il initie : les « saint-simoniens », des hommes qui joueront un rôle considérable dans l’industrialisation de la France (les frères Pereire ou encore Ferdinand de Lesseps). Il exprime un déterminisme économique qui aurait influencé Marx. Ainsi les systèmes sociaux qui se succèdent expriment un progrès dans l’histoire de l’humanité (il est un précurseur du positivisme) ; ce progrès est alimenté par les progrès de la science, de la morale et de la religion. L’ordre social qui se construit trouve ses fondements dans la science et il est porté par la grande industrie dont le développement est organisé scientifiquement et planifié par des techniciens, à qui le pouvoir doit légitimement revenir.

 

b) Les phalanstères de Charles Fourier (1772-1837)

Il veut réformer le monde et ne croit pas aux seules vertus du progrès. Pour éviter les dangers que comporte l’ordre économique et social qui se met en place, il propose de constituer des communautés regroupant 810 hommes et 810 femmes qui pourront exercer librement leurs « passions » dans le cadre d’une nouvelle division du travail. Le travail deviendra un besoin et une source de satisfaction dans ces communautés de production et de consommation. Ces phalanstères doivent servir de cadre à la fois à l’activité productive et à la vie sociale. Elles ont inspiré plusieurs expériences concrètes plus ou moins durables ; on pense par exemple aux Kibboutz israéliens.

 

c) Le « coopérativisme » de Robert Owen (1771-1858) et le « mutuellisme » de Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865)

Propriétaire d’un établissement textile à New Lanark (Écosse), R. Owen appliqua avec succès un programme réformes visant à améliorer la situation des ouvriers : il réduisit la durée de travail, créa une école et une crèche. Il profita de cette expérience pour proposer un plan de transformation de la législation sociale du travail qui doit être le point de départ d’une nouvelle société fondée sur la coopération, à qui il tentera de donner une existence avec la communauté américaine de la « Nouvelle Harmonie ». Enfin, il se consacrera à l’animation du mouvement ouvrier et influencera l’évolution du mouvement chartiste.

 

[Lien avec le thème de l'ESS des années passées]

 

Proudhon est à l’origine d’une réflexion sur le surplus né dans la division du travail grâce l’association de forces collectives dont la terre, le travail et le capital. Le capitaliste s’approprie ce surplus qui est la différence entre le produit de la force collective et la rémunération des forces individuelles. Néanmoins, il refuse la lutte des classes telle qu’elle s’organise au XIX e siècle et propose un modèle de société organisé sur la base du « mutuellisme » qui inspirera certains mouvements sociaux en Europe.

 

 

Ces socialistes construisent de véritables utopies qui s’opposent à l’utopie libérale. Prenant exemple sur les libéraux qui ont construit scientifiquement l’utopie libérale, Marx, refusant ces utopies socialistes, élabore de son côté un socialisme scientifique.

 

2) Marx et le socialisme « scientifique »

Philosophe, économiste et homme politique allemand, K. Marx (1818 - 1883) devient journaliste après des études de droit et de philosophie. Très rapidement, il adhère aux idéaux socialistes et devient, avec son ami et collaborateur F. Engels, l'un des principaux dirigeants de la première internationale communiste. Il mène une activité politique active et doit s'exiler en Grande-Bretagne à partir de 1849, après un bref séjour à Paris. A la fois philosophe, sociologue, économiste et politologue, il produit une œuvre abondante se réclamant du « socialisme scientifique ».

 

À partir d'une méthode d’investigation, le « matérialisme dialectique », il étudie la genèse et le fonctionnement des différentes sociétés qui se sont succédé à travers l'histoire. Il parle de matérialisme historique pour désigner le fait que l’analyse des sociétés doit être scientifique et fondée moins sur l’évolution des idées que sur l’évolution des conditions matérielles de production.

 

S’intéressant au mode de production capitaliste, il cherche à en faire l'analyse (matérialisme historique) en s'appuyant sur une construction de l'histoire à travers les modes de production : c'est une analyse rétrospective. Une autre partie de son travail est prospectif : il cherche à prédire un après-capitalisme. Il est en cela dans la grande tradition des philosophes qui cherchent à comprendre le monde dans lequel ils vivent et proposent une "cité idéale" à leurs concitoyens.

 

Ayant recours aux concepts des classiques (la valeur travail, surplus) et utilisant certains de leurs raisonnements (la répartition entre classes sociales), il propose une critique radicale de la logique économique qui est à l’œuvre au XIXe siècle et de l’économie politique qui la justifie, d’abord en cherchant à mettre en évidence la logique du mode de production capitaliste, ensuite en soulignant ses contradictions et ce qu’elles doivent produire de manière inéluctable : la fin du capitalisme via la révolution prolétarienne, le passage au socialisme et la marche vers le communisme comme une fin de l’histoire.

 

a) La capitalisme analysé à travers la notion de mode de production

Marx cherche particulièrement, à rendre compte du fonctionnement de la société capitaliste à travers le concept de mode de production. S'il dégage rétrospectivement une histoire passée des modes de production (esclavagiste, féodal), le capitalisme est son véritable objet d’étude.

 

Le mode de production est une articulation, une interaction incessante entre les forces productives et les rapports sociaux de production ; cette dynamique permet de comprendre le fonctionnement d'une société.

 

1/ Le mode de production capitaliste

Il est composé de deux parties :

 

* Les forces productives

Les forces productives sont constituées par les ressources matérielles et humaines (force de travail) de la société. Ce qui caractérise l'état des forces productives dans le mode de production de capitaliste pourrait être résumé par le mot de machinisme. Poussées par l'aiguillon de la concurrence entre les entrepreneurs capitalistes et le progrès technique, les forces productives sont appelées à se développer.

 

* Les rapports sociaux de production

Ce qui caractérise l'état des rapports de production dans le mode de production capitaliste peut-être résumé par le mot de salariat (en référence au salaire) : c'est le nouveau rapport social que Marx observe avec la révolution industrielle au XIX° siècle et qu'il essaye d'analyser. Les rapports de dépendance entre le maître et le serviteur, par exemple, ont disparu, laissant place à des rapports, en droit, librement contractés ; dans les faits les salariés qui ne disposent pas de moyens de production sont obligés pour survivre d’accepter les emplois proposés, c’est-à-dire le salaire et les conditions de travail. En effet les rapports sociaux de production peuvent s'appréhender à trois niveaux logiquement ordonnés.

  • Dans le mode de production capitaliste, les rapports de propriété sont marqués par la propriété privée des ressources matérielles. À partir de là, les individus peuvent se différencier selon qu'ils possèdent ou non de façon privative les moyens de production. C’est ce qui définit l’existence de deux classes fondamentales.
  • Les rapports de pouvoir découlent des rapports de propriété. Dans le mode de production capitaliste, les rapports de pouvoir sont déterminés par le fait que le propriétaire des moyens de production commande. 
  • Les rapports de répartition découlent des rapports de pouvoir et de propriété. Dans le mode de production capitaliste, le propriétaire accapare l'essentiel de la richesse produite. Il accapare plus exactement la plus-value sur le travail des ouvriers, richesse créée par le travail des ouvriers au-delà du travail nécessaire pour assurer leur salaire de subsistance dans une économie où seul le travail est créateur de valeur (valeur travail) : c'est l'exploitation capitaliste.

2/ Exploitation et aliénation sont les marques du mode de production capitaliste

 

a/ Pour Marx, seul le travail est véritablement créateur de valeur

Selon cette position empruntée à Ricardo, seul le travail crée de la valeur. Le capital technique, lui, ne crée pas de valeur. Ce n'est qu'un travail antérieur cristallisé : un équipement, ce sont des matières premières fournies gratuitement par la nature et surtout du travail pour les extraire, et les transformer (distinction travail vivant / travail mort ).

 

b/ Les travailleurs dégagent un supplément de valeur ou plus-value

Le salaire quotidien versé à un travailleur a tendance à être égal à la somme nécessaire pour assurer son minimum vital et celui de sa famille soit les heures de travail par jour pendant lesquels il crée donc la valeur de reproduction de la force de travail.

 

Le capitaliste, qui bénéficie de rapports de propriété et de pouvoir qui lui sont favorables, est alors en mesure d'imposer aux travailleurs une durée de travail supérieure.

 

A l’occasion de ce surtravail, le travailleur produit donc un surplus de valeur, une plus-value, qui est la différence entre la valeur des marchandises produites tout au long de la journée de travail et la valeur de la force de travail.

 

c/ Cette plus-value est accaparée par les capitalistes : l'exploitation

* L'exploitation ou la dimension sociale du rapport de production

Cette plus-value, qui devrait logiquement revenir au travailleur qui en est la source (le travail est la seule source de valeur), revient en fait au capitaliste : il se l'approprie. Les rapports de propriété et de pouvoir débouchent sur des rapports de répartition qui lui sont favorables : c'est l'exploitation capitaliste. (Pour les libéraux, le profit qui est alimenté par la plus-value, est légitimement attribué à l'entrepreneur. C'est la rémunération de son apport de capitaux, de la prise de risque et de l'efficacité de sa gestion. Les marxistes refusent cela : le capital n'a pas à être rémunéré puisqu'il ne produit pas de valeur. Il y a là une opposition radicale entre les deux théories).

 

* Le machinisme ou la dimension technique du rapport de production

Pour Marx, la division du travail entraîne essentiellement une déqualification du travail. L’ouvrier est dépossédé de son savoir (l’artisan conduisait l’outil alors que la machine rythme le travail de l’ouvrier) : il est alors à la merci du capitaliste, seul à pouvoir synthétiser les savoirs parcellaires créateurs de valeur. Les individus ne sont plus reconnus pour ce qu’ils sont ou pour les travaux concrets qu’ils effectuent, ils ne sont plus qu’une fraction d’un ensemble qui les dépasse et non plus des individus autonomes, Marx parle d’aliénation.

 

« Un seul atelier(1) peut réunir sous les ordres du même capitaliste des artisans de métiers différents, par les mains desquels un produit doit passer pour parvenir à sa parfaite maturité. Un carrosse fut(2) le produit collectif des travaux d'un grand nombre d'artisans indépendants les uns des autres tels que charrons, celliers, tailleurs, peintres, doreurs, etc. La manufacture carrossière les a réunis tous dans un même local où ils travaillent en même temps et de la main à la main. On ne peut pas, il est vrai, dorer un carrosse avant qu'il soit fait ; mais si l’on fait beaucoup de carrosses à la fois, les uns fournissent constamment du travail aux doreurs tandis que les autres passent par d'autres procédés de fabrication. […]

Mais bientôt il s'y introduit une modification essentielle. Le tailleur, le serrurier, etc., qui ne sont occupés qu'à la fabrication de carrosses, perdent peu à peu l'habitude et avec elle la capacité d'exercer leur métier dans toute son étendue(3). […]

À l'origine, la manufacture de carrosse se présentait comme une combinaison de métiers indépendants. Elle devient peu à peu une division de la production carrossière en ses divers procédés spéciaux […] dont l'ensemble est exécuté par la réunion de ces travailleurs parcellaires. »

K. Marx, Le Capital, 1867

 

(1) ici au sens de manufacture, d’usine

(2) avant l’organisation de la production en manufacture (c’est à dire avant la Révolution industrielle)

(3) Il y a donc déqualification du travail : c’est la préfiguration de l’ouvrier spécialisé (OS) du XX° siècle (spécialisé signifie non qualifié et confiné dans une tâche parcellaire) avec l’Organisation scientifique du travail de Taylor et le fordisme.

 

La machine n’est plus seulement un outil de travail : c’est un instrument de domination de l’ouvrier. Pour Marx, le machinisme est la cause de la division du travail : il ne s’agit plus là d’une explication naturelle comme chez Smith (penchant naturel à l’échange => DDT ) mais d’une explication qui s’inscrit dans la lutte des classes entre prolétaires et capitalistes. Le développement de la division du travail obtenu par l’introduction massive de la machine dans l’usine est un moyen de systématiser l’exploitation, de la pousser plus loin. Si la DDT permet d’accroître la richesse créée, elle avive aussi l’exploitation ouvrière.

 

b) La dynamique du mode de production capitaliste (MPC)

 

1/ La crise comme expression des contradictions du mode de production capitaliste

Les forces productives continuent de se développer par l'accroissement démographique, par le progrès technique, et l'accumulation nécessaire à cause de l'intensification de la concurrence. La croissance de l'offre se maintient et même s'accroît.

 

Les rapports de production vont dans le sens d'une aggravation de la sous-consommation. Les capitalistes, pour faire face à une concurrence qui devient toujours plus âpre, ont besoin d'investir davantage (d'accumuler encore plus selon la terminologie Classiques). Pour cela, il leur faut trouver des sources de financement, en particulier en dégageant une plus-value de plus en plus forte, ce qu'ils obtiennent, notamment, par une pression à la baisse des salaires : la sous-consommation s'accroît et par conséquent la demande évolue de plus en plus défavorablement par rapport à l'offre.

 

La crise de surproduction est liée au fonctionnement normal du MPC.

 

2/ La lutte des classes est la forme que prend la contradiction entre rapports de production et développement des forces productives

Les classes sociales trouvent une première existence à travers le critère de la place dans le mode de production capitaliste, par rapport à la propriété privée des moyens de production.

 

C’est parce que le niveau de développement des forces productives entre en contradiction avec les rapports de production capitalistes que ceux-ci doivent disparaître : la lutte des classes apparaît donc comme la manifestation de cette contradiction et comme le moyen de dépasser les rapports de production capitalistes.

 

3/ Il existe cependant des phases de répit dans cette évolution inéluctablement défavorable du capitalisme

Les crises de surproduction permettent de surmonter provisoirement les contradictions du mode de production capitaliste :

  • Des mécanismes stabilisent ou réduisent l'offre : devant l'effondrement des achats, les entreprises les plus fragiles disparaissent (faillite) et les autres diminuent leurs ventes (stockage) et leurs programmes de production. L’offre tend à se stabiliser.
  • Des mécanismes qui préparent la reprise de la demande : la reprise de la demande se prépare grâce au redressement du taux de profit.

Ainsi avec la crise, faillites, chômage et allongement de la durée du travail : « l’armée de réserve industrielle » (ancêtre de la notion de chômage) permet d'exercer une pression à la baisse encore plus forte sur les salaires : la plus-value s'accroît.

 

En réduisant l'écart entre l'offre et la demande, la crise permet de préparer à un redémarrage : la crise est l'occasion, pour le capitalisme, de se régénérer et de surmonter provisoirement ses contradictions : elle est donc un mécanisme régulateur inintentionnel.

 

Cette analyse du rôle de la crise par Marx sera reprise par nombre de penseurs, y compris de doctrine non marxiste (cf. Schumpeter).- la double nature de la crise (Janus bifront) -

 

c) De crise en crise le MPC se régénère partiellement mais court à sa perte

 Il y a donc des antagonismes de classe mais cela ne suffit pas pour que ses membres se mobilisent : la notion de conscience de classe

  

 S i sur la base des rapports sociaux de production se constituent les deux groupes fondamentaux de la société capitaliste (bipolarisation de la société), la société industrielle naissante à l'époque de Marx est encore largement tributaire du passé : artisans et petits commerçants, paysans et propriétaires fonciers sont les représentants de rapports de production pré-capitalistes. Malgré cela, les rapports pré capitalistes sont progressivement pénétrés par des logiques propres au système capitaliste, à mesure que celui-ci se développe. Les paysans ne sont plus soumis aux charges seigneuriales et aux impôts spéciaux de l'Ancien Régime : ils n'ont pas obtenu leur indépendance pour autant. Subissant les lois du marché, ils sont dépendants de la bourgeoisie terrienne et quand ils accèdent à la propriété, c'est en s’endettant au bénéfice de notables et de banquiers. A long terme, le développement progressif des rapports capitalistes voue ces groupes au déclin inéluctable.

 

 Mais le seul critère d’une position comparable dans les rapports sociaux de production ne suffit pas à former une classe. Les classes sociales ont une existence socioculturelle (valeurs, mode de vie …) mais elles ne deviennent pleinement classes que dans la mesure où il y a une prise de conscience des intérêts communs et la volonté de s’auto-organiser pour défendre ses intérêts et changer la société.

  

Marx met en évidence une gradation dans la maturation de la conscience de classe

  • La masse comme le niveau le plus désorganisé. La masse constitue un état de la société dans lequel la conscience de classe est nulle : c'est l'état le plus désorganisé de la société. Les individus n’ont aucune conscience de leur situation dans la société.
  • Une classe vis à vis du capital mais pas encore pour elle-même : la conscience de l’identité

« Les conditions économiques avaient d'abord transformé la masse du pays en travailleurs. La domination du capital a donné à cette masse une situation commune, des intérêts communs. Ainsi, cette masse était déjà une classe vis-à-vis du capital, mais pas encore pour elle-même même. » K. Marx, Le 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte

 

On a là une classe vis-à-vis du capital. Il y a là conscience d’intérêts communs : il y a une conscience de l'identité. Le niveau de conscience de classe est plus élevé que précédemment.

  • La classe en soi par la conscience de l’opposition. En plus de la conscience des individus d’avoir des intérêts communs, ils peuvent avoir conscience que ces intérêts sont fondamentalement divergents de ceux des autres classes. On parle de conscience de l'opposition. Le niveau de conscience de classe est plus élevé que précédemment. 
  • La classe pour soi par la conscience de la totalité. En plus de la conscience de l'identité (intérêts communs) et de la conscience de l'opposition (divergence des intérêts du groupe par rapport aux autres groupes), la conscience de la totalité amène à l'étape la plus aboutie de la conscience de classe. Porteuse d'intérêt communs et antagonistes par rapport aux autres classes, la classe a en plus conscience qu'elle est porteuse d'un projet politique pour la société.

 

On est passé d'une classe en soi à une classe pour soi, niveau le plus élevé de conscience de classe.

 

d) Le changement de mode de production via un processus révolutionnaire

La lutte des classes doit inéluctablement déboucher sur une situation où « l’avant-garde éclairée du prolétariat » (la partie ayant le plus haut degré de conscience de classe) pourra proclamer la Révolution : la dictature du prolétariat représentée par le parti communiste prendra effectivement le pouvoir et éliminera les forces qui lui résisteront.

 

La révolution opère la synthèse dialectique entre bourgeoisie et prolétariat : c’est un dépassement de la contradiction entre ces deux classes (pas le compromis libéral)

 

Ceci débouchera alors sur une phase transitoire, le mode de production socialiste (le socialisme), phase au cours de laquelle la suppression de la propriété privée sapera les bases de l’existence des classes et de la lutte des classes. ; L’appareil d’État est investi et récupéré par les révolutionnaires qui s’en servent pour façonner le monde nouveau sans exploitation : l'ancien personnel d’État ("valet de la bourgeoisie") est remplacé par des membres de l'avant-garde éclairée du prolétariat .

 

Le véritable aboutissement, une sorte de fin de l'histoire, une cité idéale comme il y en a chez de nombreux philosophes, c’est le mode de production communiste dans lequel l’État et la rareté sont abolis. On passe d’un monde régi selon le principe « à chacun selon ses moyens "  à un monde où règne le principe  "à chacun selon ses besoins ».