5) La qualité des institutions

Les institutionnalistes nous ont expliqué l’importance de règles claires et adaptées en matière de droits de propriété (marques, brecets, droits d’auteur) : cf. supra.

 

D. Acemoglu, Why nations fail ; the origins of power, prosperity and poverty, 2012

(Prospérité, puissance et pauvreté: Pourquoi certains pays réussissent mieux que d'autres)

 

Nous venons de voir des types d’actions publiques propices à une croissance par l’innovation.

Encore faut-il que des limites soient posées au pouvoir exécutif pour un bon fonctionnement de l’économie de l’innovation : quels contrepouvoirs de manière à limiter les possibilités de collusion entre pouvoir exécutif et groupes d’intérêts protégeant leur rente ce qui aurait pour effet d’entraver le processus de destruction créatrice et l’entrée de nouvelle entreprises innovantes sur le marché ?

 

Il y a la Constitution : la séparation des pouvoirs et l’indépendance du pouvoir judiciaire. Les règles du jeu électoral, etc..

 

Mais au quotidien, il faut peut-être penser à l’importance du triptyque marché, État et société civile pour faire fonctionner une économie de l’innovation et de la destruction créatrice.

 

  • Le marché offre des incitations à innover et constitue le cadre dans lequel s’exerce la concurrence entre entreprises innovantes
  • L’État garantit les droits de propriété sur l’innovation, veille au respect des contrats et intervient comme investisseur et assureur
  • La société civile – médias, corps intermédiaires, associations, - génère et/ou active les leviers constitutionnels destinés à mieux contrôler le pouvoir exécutif et à assurer davantage d’efficacité, d’éthique et de justice dans le fonctionnement des marchés

 

 

C. L’avenir de la croissance par l’innovation : le débat actuel dit de la « stagnation séculaire »

L’inquiétude est là : la crise de 2008 a non seulement fait chuter la production, mais elle semble peser durablement sur la croissance à venir. Pour le FMI, la croissance potentielle a diminué durant ces dernières années dans les économies développées et les économies émergentes plus récemment. La productivité globale des facteurs semble ralentir depuis une décennie. Et le FMI ne discerne pas de véritable amélioration. C’est le débat autour de l’apparition d’une éventuelle « stagnation séculaire », très polarisé.

 

1) À l’origine du débat quant à la « stagnation séculaire »

Les débats actuels sur la stagnation séculaire s'inscrivent dans la continuité des discussions qui ont lieu depuis toujours sur le fait que, sur une longue période, les équilibres macroéconomiques seraient caractérisés par des états stationnaires. Il existe deux conceptions de ce à quoi ressemble un état stationnaire économique.

 

  • Une première vision, optimiste, a été proposée par exemple par Keynes dès 1928. Il décrit l'état stationnaire comme une ère d'opulence où la croissance n'est plus quantitative, mais consiste en une amélioration de la qualité de la vie, celle où la société fournit à tous des services collectifs satisfaisants (éducation, santé, infrastructures), une société où personne ne manque de rien. D'autres économistes comme Galbraith ont le même point de vue optimiste. L'état stationnaire se produit en quelque sorte lorsqu'une économie est sur la frontière technologique la plus élevée que l'on puisse atteindre dans le monde et que les consommateurs sont à un niveau de satiété où tous leurs besoins sont assouvis.
  • L'autre vision de l'état stationnaire est moins optimiste. L'hypothèse de stagnation séculaire s'inscrit dans une tradition de pensée mise en avant autrefois par les économistes classiques, Marx et nombre de néoclassiques : . En effet, ces derniers contestaient l'hypothèse d'une croissance économique perpétuellement forte du fait de l’existence de rendements décroissants (cf. par exemple le schéma de croissance de Ricardo).

En 1938, A. Hansen dans le contexte de crise d’Entre-deux guerres aux États-Unis (comme de nombreux auteurs « stagnationnistes ) pensait que l’économie américaine était condamnée à une croissance faible dans le futur, qu’elle faisait face à une « stagnation séculaire » en raison du ralentissement de la croissance démographique et du progrès technique. Le plein-emploi et la forte croissance économique dans l’immédiat après-guerre lui donnèrent tort.

 

2) Un problème de demande ou d’offre : les thèses en présence

a) Les explications par la demande : L. Summers (2014)

L. Summers (2014) a repris l'hypothèse de stagnation séculaire pour décrire la situation macroéconomique dans laquelle se trouvent les États-Unis aujourd'hui. la prédiction de Hansen n’était pas incorrecte, mais juste prématurée

 

La stagnation économique actuelle est caractérisée par plusieurs éléments : des taux de croissance potentiels bas, des taux d'intérêt naturels qui ont continuellement baissé depuis le milieu des années 1990 et qui sont à zéro (voire négatifs dans certains pays), des taux d'inflation sous-jacents qui sont très faibles, ainsi qu'un net ralentissement des gains de productivité.

 

b) R. Gordon en fait un problème d’offre : l’épuisement du progrès technique

À long terme, la croissance du PIB dépend de la croissance de la population active et du progrès technique (conforme à ce qu’enseignait Solow, mais pour lui ces facteurs étaient déterminés en dehors de la sphère économique, or ces deux moteurs seraient maintenant grippés.

 

  • Par exemple, le déclin des taux de fertilité contraint la population active à ne croître que très lentement, et le ralentissement de la croissance démographique se traduirait également par une baisse de l’investissement, poussant les taux d’intérêt à la baisse d’autant plus que l’épargne est abondante.
  • Du côté des technologies, Robert. J. Gordon (2012) , montre que la productivité globale a explosé aux États-Unis entre les années 1920 et 1970, qu’elle a connu un renouveau au cours des années 1990 avec les diffusions des nouvelles technologies de l’information et de la communication, mais le potentiel de croissance attaché à ces technologies serait à présent épuisé. R. J. Gordon reste persuadé que cette révolution informatique ne concerne qu’une petite partie de notre économie. Il ne prédit pas un effondrement de la productivité globale des facteurs (PGF), mais son maintien à un niveau très bas. Et l’une des principales raisons tient à une moindre progression du niveau d’éducation que pendant le siècle précédent : « le nombre de lycéens atteint un plafond, celui des étudiants progresse faiblement ».Et que les grandes invasions auraient déjà eu lieu…

 

3) L’examen des deux thèses

a) Côté demande, les stagnationnistes parlent de stagnation séculaire pour une question … de conjoncture

En 2014, la faiblesse de la reprise actuelle des pays avancés, le maintien de taux de chômage élevés et la persistance des taux d’intérêt à un faible niveau donnait du crédit à cette hypothèse.

 

Cependant, certes il y a encore des poches de chômage et mais on parle aujourd’hui de pénurie de main d’œuvre à moyen terme et on voit les taux d’intérêt remonter.

 

Surtout, une situation de demande globale insuffisante s’appelle … un équilibre de sous-emploi. Keynes l’a et les keynésiens ont bien documenté cette situation. Mais, actuellement, la politique monétaire semble inopérante (situation de trappe monétaire), et la politique budgétaire est contrainte par les niveaux élevés d’endettement.

 

Cette question de demande qualifiée de séculaire est plus une question de conjoncture et de politique économique anti-crise qu’un problème de long terme (séculaire !) et de croissance.

 

b) Côté offre, l’épuisement des innovations pour le ou les siècles à venir est une vison très fragile

D’ailleurs, notons que les prédictions de Gordon ne vont pas plus loin que les 25 prochaines années.

 

Moins nombreux et moins visibles, les tenants de la révolution industrielle à venir n’en sont pas moins actifs. E. Brynjolfsson et A. McAfee , J. Mokyr (déjà rencontré) et des économistes schumpetériens (P. Aghion par exemple).

 

La révolution numérique a amélioré radicalement la technologie de production des idées ; les gains potentiels de l’innovation grâce à un effet d’échelle ainsi que les pertes potentielles à ne pas innover par un effet de concurrence se sont accrus. Si on assiste bien à une accélération de l’innovation en quantité et en qualité, pourquoi ne se retrouve-t-elle pas dans l’évolution récente de la croissance de la productivité ?

 

1/ Un nouveau paradoxe de Solow

Ce débat n’est pas nouveau : déjà en 1987, R. Solow énonçait son paradoxe : « on peut voir les ordinateurs partout sauf dans les statistiques de la productivité » . C’était également la période de la thèse de la fin du travail (J. Rifkin aux E-U, D. Méda en France par exemple).

 

Une première réponse au paradoxe avait été apportée : elle intégrait le temps nécessaire avant que les innovations se traduisent en gains de productivité (P. David, 1990), la lourdeur des investissements high-tech qui grévaient la rentabilité et la nécessité de réorganiser en parallèle le travail du fait de l’introduction des nouvelles technologies. L’ordinateur n’améliore pas la productivité par sa seule présence, l’entreprise doit l’accompagner par des investissements immatériels (formation, logiciels, repenser l’organisation interne***). La même problématique était à l’œuvre à la fin du XIX° siècle avec le développement de l’électricité lors de la 2° révolution industrielle.

 

Il n’y a donc plus de mystère, mais l’organisation du travail est toujours hors d’âge, le management ne semble pas avoir évolué à la vitesse de la technologie numérique. Les robots, « les algorithmes sont partout dans les médias mais ils ne semblent pas laisser d’empreinte dans les données . »

 

Notez que l’on perd du temps depuis des années en recherchant des solutions à bas coût de main-d’oeuvre qui ne sont qu’un pis-aller par la délocalisation ou plus souvent l’éclatement mondial des chaînes de valeur (DIPP) retardant l’entrée dans l’économie du numérique et de la connaissance.

 

2/ Des explications mais trop partielles

 

a/ Le retard à réformer et des politiques publiques inadéquates

Des pays profitent avec retard et de manière incomplète des vagues technologiques, à cause de rigidités structurelles ou de politiques économiques inadéquates. C’est le cas du Japon qui avait connu une forte croissance jusqu’à la fin des années 1980 et qui s’est installé dans une croissance faible, attribuée au vieillissement de la population et à l’emprise des grands conglomérats (les kereitsus) qui brident l’économie et entravent l’innovation et l’entrée de nouvelles entreprises. Mais cela ne permet pas d’expliquer la situation des États-Unis depuis les années 2000.

 

b/ Le relâchement des conditions de crédit depuis la fin des années 1980

Les politiques monétaires auraient été trop accommodantes suite aux crises financières à répétition depuis les années 80, permettant à des entreprises inefficaces de demeurer sur le marché (les entrepises « zombies » évoquées suite aux aides COVID), ce qui aurait entravé l’innovation et la croissance.

 

Rappelons que pour se financer les entreprises doivent supporter le coût du capital qui dépend :

  • du coût des emprunts, qui a indéniablement baissé (mesuré par le taux d’intérêt à LT, cf. p25)
  •  du coût des fonds propres qui dépend du rendement attendu par les investisseurs (appelé prime de risque) : il représente la rémunération supplémentaire que les actionnaires attendent de leur titre par rapport à un placement sans risque (appelé prime de risque) qui a augmenté

 

Au total, le coût total du capital auquel les entreprises font face n’a pas varié au cours de ces trente dernières années. Cela ne permet donc pas d’expliquer le ralentissement de la productivité.

 

c/ Les nouvelles idées seraient plus difficiles à trouver (N. Bloom, 2020)

Il y aurait une baisse séculaire de la productivité de la recherche. Les mesures de la Recherche et de l’activité des chercheurs ne permettent pas d’étayer cette piste proche de l’idée initiale de Gordon.

 

d/ Un problème de mesure de la productivité

Tout d’abord, la difficulté à mesurer la productivité dans un contexte de numérique croissant provient de la difficulté à intégrer le numérique et ses effets dans le PIB.

  • Le PIB mesure mieux la production physique que la variété des services offerts par l’économique numérique
  • Le numérique a encouragé l’émergence de services non marchands permettant l’accès à des contenus gratuits qui ne sont que mal intégrés dans la mesure du PIB. Pourtant, ils remplacent des services marchands voire des biens
  • L’amélioration de la qualité n’est que mal valorisée
  • L’éclatement des chaînes de valeur rend plus complexe la mesure du PIB

 Finalement, il y a une sous-estimation du PIB du fait du numérique qui se répercute dans la sous-évaluation de la productivité et de sa progression. Mais les évaluations faites montrent que cette explication n’a qu’une part insuffisante dans l’explication du phénomène.

 

 

Deuxième aspect, il est difficile de mesurer le phénomène de destruction créatrice à l’œuvre avec la croissance numérique. Les innovations lorsqu’elles sont majeures ou du moins d’importance améliorent la qualité des produits plus que lors d’innovations incrémentales : cela ne rend que plus ardu de séparer dans les variations de prix les effets de ces deux types d’innovation. Cela se répercute dans les mesures du PIB, de la productivité et de leurs variations, dans le sens de la sous-estimation.

 

3/ Une explication plus substantielle : le découragement des nouveaux entrants par les leaders

Dans le cadre de l’économie américaine, des études empiriques mettent en évidence une augmentation de la concentration industrielle ainsi qu’une augmentation des écarts de productivité entre entreprises leaders et entreprises suiveuses dans les différentes branches de l’économie. Les leaders ayant déjà accumulé le plus de brevets dans le passé déposent le plus grand nombre de brevets aujourd’hui, souvent défensifs pour décourager les nouvelles innovations par les entrants potentiels.

 

Ainsi, pour les suiveurs, il est plus difficile de rattraper les leaders. Ces derniers investissent pour accroître leur avance technologique et ainsi protéger leurs quasi-rentes. L’innovation dans les entreprises suiveuses est découragée, de même que pour les entrants potentiels.

 

Les leaders sur la frontière technologique étant moins nombreux que les suiveurs découragés, il s’ensuit à moyen terme un ralentissement des gains de productivité au fur et à mesure que la concentration s’accroît, passée un moment à court terme où l’innovation a stimulé la croissance. (Raisonnement néo-schumpétérien proche de celui déjà conduit)

 

 

 

Cela donne une place clé à la politique de la concurrence (les trois composantes de l’efficacité selon Bowley et la contestabilité des marchés) : un degré de concentration trop important bloque l’innovation et les gains de productivité à moyen et long terme. Le critère de l’efficience dynamique est très important.

 

 

 

 

 Conclusion

 Ainsi, si l’on se concentre sur l’aspect offre et la croissance (renvoyant l’aspect demande à une question de conjoncture), il est possible de concilier le pessimisme de Gordon sur le court terme (nourri par les résistances économiques et politiques qui empêchent les évolutions institutionnelles nécessaires) et l’optimisme de Mokyr sur l’avenir de la science et de notre aptitude à innover dans le futur.

 

C’est encore une fois l’articulation de l’innovation et des institutions qui permettra d’échapper à la stagnation séculaire

 

  L’épuisement des innovations est une curieuse hypothèse. Si la croissance est limitée dans un monde fini du point de vue des ressources naturelles (cf. D. Cohen, Le monde est clos et le désir infini, 2015), l’imagination ne l’est pas : le principal facteur de croissance est la créativité qui est un facteur de production cumulatif, créativité qui se développe d’autant plus que le stock existant est large.

 

 

 

Encore faut-il que ce développement soit soutenable (Question de l'an prochain...)