Ainsi, on peut dégager un modèle schumpétérien de croissance :

 (Repris de P. AGhion, C. Antonin, S. Bunel, Le pouvoir de la destruction créatrice, Ed Odile Jacob, 2020)

 

Première idée : l'innovation et la diffusion du savoir sont au coeur du processus de croissance. La croissance de long terme résulte d'une innovation cumulative , telle que chaque nouvel innovateur bâtit sur les épaules des géants » qui l'ont précédé. Il ne peut y avoir de croissance de long terme sans progrès technique. c'est la diffusion et la codification du savoir qui permettent à l'innovation d'être cumulative, sans quoi nous serions obligés chaque fois de réinventer la roue, et de gravir la même montagne comme dans le mythe de Sisiphe.

 

Deuxième idée : les incitations et la protection des droits de propriété sont indispensables à l'innovation. L'innovation résulte de décisions d'investissement, notamment en recherche et développement (R&D), de la part d’entrepreneurs qui cherchent à obtenir une rente en innovant. Tout ce qui garantit ces rentes, en particulier la protection des droits de propriété sur l'innovation, est de nature à inciter les entrepreneurs à investir davantage dans l’ innovation. Au contraire, tout ce qui met en péril ces rentes, en particulier l'absence de protection contre la menace d'imitation ou une taxation confiscatoire des revenus de l'innovation, vont décourager l'investissement dans l'innovation. Plus généralement, l’innovation répond aux incitations positives ou négatives données par les institutions ou les politiques publiques : l'innovation est un processus social.

 

Troisième idée : la destruction créatrice. Les nouvelles innovations rendent les innovations antérieures obsolètes ; autrement dit, la croissance par destruction créatrice met en scène un conflit permanent entre l'ancien et le nouveau; elle raconte l'histoire de toutes ces entreprises en place, de tous ces conglomérats qui essaient en permanence d'empêcher ou de retarder l'entrée de nouveaux concurrents dans leur secteur d'activité.

La destruction créatrice crée alors un dilemme ou une contradiction au coeur même du processus de croissance : d'un côté, il faut des rentes pour récompenser l’innovation et donc inciter à l'innovation ; d'un autre côté, ces rentes ne doivent pas être utilisées par les innovateurs d'hier pour empêcher de nouvelles innovations.

Comme nous l'avons évoqué plus haut, la réponse de Schumpeter à ce dilemme était que le capitalisme était condamné précisément parce qu'il pensait qu’il n’existait pas de moyen d'empêcher les entreprises établies de faire barrage aux nouvelles innovations. Notre réponse à nous est qu'il est possible de surmonter cette contradiction, autrement dit de réguler le capitalisme, ou, pour reprendre le titre de l'ouvrage de R. Rajan et L. Zingales (2003), de « protéger le capitalisme contre les capitalistes ».

 

 

2. La croissance par l’innovation : perspectives pour aujourd’hui et pour demain

Quatre axes seront développés : Innovation et concurrence, Innovation et rôle de l’État, la question de l’avenir de la croissance et de ce ce que l’on nomme la stagnation séculaire, et la soutenabilité d’une croissance par l’innovation.

 

A. Croissance par l’innovation et concurrence

 

1) La concurrence est-elle souhaitable pour stimuler l’innovation et la croissance ?

La concurrence aux deux visages :

  • Imitation, elle vient rogner les rentes (surprofits) de l’innovateur et décourage l’innovation
  • Stimulation, poussant à faire mieux et à innover

 

Le modèle schumpétérien s’appuie sur la concurrence monopolistique (Chamberlin, 1933) : cf. séance précédente.

L’innovation résulte d’investissements « entrepreneuriaux » en recherche – développement . Ces investissements sont motivés par la perspective d’une rente de monopole récompensant l’innovation.

Ainsi la concurrence aurait un effet négatif sur l’innovation et sur la croissance. Schumpeter mettait en avant la nécessité d’obtenir un monopole temporaire pour contrebalancer et donner des perspectives de surprofit viables à l’Entrepreneur innovateur.

 

Mais il reste la question : quelle politique de la concurrence pour permettre une croissance par innovation ?

Dans le modèle schumpetérien, seuls les nouveaux entrants innovent, contrairement à ceux déjà en place.

Mais en fait, il y a deux types d’entreprises en activité.

  • Les entreprises proches de la frontière technologique, celles dont la productivité est proche du niveau maximal de productivité : elle réalisent des profits substantiels avant même d’innover.
  • Le entreprises loin de la frontière technologique, dont la productivité se situe en -dessous de la productivité maximale dans le secteur. Elles réalisent des profits faibles et cherchent à innover pour rattraper la frontière technologique.

 

(Revoir dans les premières séances  "Introduction" la notion de "frontière technologique")

 

Elles ne réagissent pas de la même façon à la concurrence.

  • Les entreprises proches de la frontière technologique vont innover davantage pour échapper à la concurrence
  • Les entreprises loin de la frontière technologique vont être découragées par la concurrence

Ainsi, les travaux statistiques récents montrent que

  • l’innovation des entreprises proches de la frontière technologique augmente avec la concurrence
  • l’innovation des entreprises loin de la frontière technologique décroit avec la concurrence

 

On aboutit à un graphique en U inversé quand on agrège l’ensemble des entreprises : sur l’axe des abscisses le degré de concurrence initiale et sur l’axe des ordonnées la croissance

La plupart de entreprises sont loin de la frontière technologique ; elles réagissent négativement à l’augmentation de la concurrence, elles décrochent. Si l’intensité de la concurrence initiale est forte, l’intensification de la concurrence a un effet négatif sur innovation…

 

2) L’articulation entre concurrence et droits de propriété ( monopole) face à la dualité des entreprises

De la même façon, il y aurait antinomie entre politique de concurrence d’une part et politique de brevets d’autre part.

  • La protection des droits de propriété intellectuelle protège la rente créée par l’innovation ; l’innovateur est à l’abri des concurrents potentiels. La concurrence doit être limitée pour inciter à innover
  • Les pro concurrence et antibrevets pensent que tout ce qui imite la concurrence et l’entrée sur un marché est nuisible à la concurrence par l’innovation.

Grâce à ce qui a été vu précédemment en différenciant les entreprises par rapport à leur position vis-à-vis de la frontière technologique, il s’avère que concurrence et protection des droits de propriété sont plutôt complémentaires qu’opposés.

 

Ainsi, il faut en même temps donner des rentes à l’innovation mais il faut également empêcher que ces rentes ne conduisent à la disparition de la concurrence, compromettant ainsi les innovations futures.

 

D'où les deux prescriptions de politique de la concurrence :

  • Protéger la propriété intellectuelle
  • veiller à ce que l’on appelle la contestabilité des marchés par les nouveaux entrants.